Chroniques

par david verdier

le Quatuor Arditti, l'Orchestre Philharmonique de Radio-France
et Pascal Rophé jouent Pascal Dusapin et Philippe Manoury

Biennale de quatuors à cordes / Cité de la musique, Paris
- 21 janvier 2014

Le quatuor à cordes pose à la musique contemporaine l’éternelle question d'un « à quoi bon », quasi philosophique. Sans parler de tabou, le genre implique que le compositeur se confronte à un après-Beethoven qui ne comporte guère comme sommets que la seconde école de Vienne, le couple Debussy-Ravel, Chostakovitch et quelques chefs-d’œuvre isolés (Ligeti, Dutilleux, etc.).

2010 avait marqué le retour de Philippe Manoury à l'écriture pour quatuor, retour qu'on aurait pu prendre pour un début (tardif) puisque son opus 6, unique pièce composée en 1978 pour cet effectif, avait entretemps été retirée du catalogue. Stringendo, ce vrai-faux premier quatuor fut rapidement suivi la même année par le proliférant Tensio pour quatuor et dispositif électronique [lire notre chronique 17 décembre 2010]. Avec Melencolia, créé le printemps dernier au Printemps des arts de Monte-Carlo [lire notre chronique du 22 mars 2013],il exploite une veine créatrice qui occupe désormais une place importante.

L'écoute exige deux attitudes contradictoires : se plonger dans le texte de présentation pour tromper l'ennui ou s'abandonner à la contemplation d'une pièce où timbres et couleurs sont immobiles dans un espace sans contours définis. Étrangement, l'impression d'ensemble rappellerait l'univers mystique d'un Karlheinz Stockhausen, le tout appuyé sur un impressionnant arrière-fond référentiel littéraire (Poe, Baudelaire, Milton, Molière, Pascal, etc.), pictural (Le Caravage, Michel-Ange, Rembrandt, Rodin et, bien entendu, le carré magique présent dans la gravure éponyme de Dürer). Les quarante-deux minutes défilent dans une alternance de clairs-obscurs harmoniques ponctués de doucereux crotales. La tension qui fluctue et circule parmi les vifs échanges entre pupitres aurait certainement mérité un cadre temporel plus resserré pour pouvoir séduire pleinement.

Avec Khôra (pour orchestre à cordes) de Pascal Dusapin, on reste dans un matériau idéologique fort. Le terme désigne littéralement le territoire qui entoure une agglomération – espace sans organisation précise, par opposition au centre structuré et façonné par l'homme. Par extension, le terme est réutilisé par Platon pour différencier le monde sensible des formes intelligibles. Dusapin fait s'entrecroiser des modes de jeu contradictoires, en superposant au passage plusieurs textures instrumentales allant du legato relâché au staccato très dur. Pascal Rophé obtient des cordes de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France une cohésion et une tenue d'ensemble remarquables. La pièce se termine en un éparpillement où le rebond d'archet joue le rôle d'expression langagière entre des pupitres devenus protagonistes d'un mystérieux théâtre.

On termine avec le Quatuor VI « Hinterland » – Hapax pour quatuor à cordes et orchestre. Cet « arrière-pays » n'est pas situé dans un modèle ou un genre bien précis. Le sertissage inédit d'un quatuor au sein d'un orchestre a des allures d'étrange objet trouvé. Tantôt avatar ou exosquelette amplifiant le quatuor, tantôt mur-miroir sur lequel rebondissent les notes comme des balles de ping-pong, l'orchestre finit par se faire oublier. Il disparaît progressivement, laissant le mot de la fin aux quatre archets solistes. La « tentative d'épuisement » rappelle le jeu formel que Georges Perec faisait subir à des lieux géographiques afin qu'on puisse les percevoir sous des angles inédits. Rien ne dit si la réalisation de cet hapax de notes et de gestes atteint avec le même brio le même résultat.

DV