Chroniques

par hervé könig

Les Boréades
tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau

Badisches Staatstheater, Karlsruhe
- 4 octobre 2025
LES BORÉADES de Rameau au Badisches Staatstheater de Karlsruhe...
© felix grünschloß

Commençons par saluer la rareté de l’événement : une maison d’opéra allemande programme une œuvre du répertoire baroque français. Au sortir de cette première de l’ultime tragédie lyrique de Rameau – une première différée, d’ailleurs : elle était d’abord annoncée au 27 septembre, une semaine plus tôt –, Les Boréades, qui longtemps resta dans l’ombre de ses autres opus, on mesure mieux encore la chance d’avoir pu vivre ce moment particulier à Karlsruhe, avec lequel le Badisches Staatstheater inaugurait sa nouvelle saison lyrique.

Au pupitre d’une Badische Staatskapelle métamorphosée en ensemble baroque, Attilio Cremonesi, en indéniable familier du répertoire du XVIIIe siècle [lire nos chroniques de Dardanus, Dido and Æneas, Ezio et Le nozze di Figaro], impose depuis la fosse une lecture fluide, bien respirée et débarrassée de toute pesanteur historiciste revendiquée. Vents ciselés, cordes légères et continuo vif soulignent la sensualité de la danse, élément primordial de cette tradition française des Lumières. Jamais l’énergie dramatique n’est figée dans le décoratif.

Ce sont d’ailleurs des artistes français qui donnent à la soirée son teint et son timbre. Le ténor Mathias Vidal incarne un Abaris ardent et lumineux. Sa diction exemplaire, une ligne déclamatoire leste, dotée d’une véritable intelligence du mot confèrent au héros noblesse plus que simple bravoure vocale. Lui répond ici le soprano franco-ukrainienne Anastasiya Taratorkina, aux commandes d’une Alphise souveraine grâce à une expressivité naturelle et à son autorité souple : c’est à la perfection qu’elle incarne la reine éclairée dans ce choix osé d’aimer librement en refusant le poids de la lignée. Le franco-italien Sebastian Monti en Calisis élégant [lire notre chronique de L’equivoco stravagante] complète un plateau où langue et style se déploient avec évidence.

En amoureux de la période [lire nos chroniques de Belshazzar et de La Dirindina], Christoph von Bernuth signe une mise en scène limpide qui tourne le dos aux dorures pour mieux appuyer l’argument, faisant d’Alphise un symbole d’émancipation politique et féminine. Baigné d’une lumière contrastée, l’espace scénique évoque moins un palais mythologique qu’un laboratoire de pensée : la lutte entre obscurité et clarté, entre tyrannie et liberté, s’y incarne en gestes chorégraphiques. Avec des figures corporelles qui prolongent la parole jusqu’à en faire vibrer les tensions, le ballet réglé par Antoine Jully n’est donc plus divertissement mais moteur de l’action. Cette intégration totale du mouvement au chant, que rend possible la troupe permanente de danseurs du Badisches Staatstheater, donne au spectacle son unité organique.

Le public fait longuement fête aux artistes de cette production allemande qui célèbre avec facilité le baroque français. Sous les vents frais de Borée, Karlsruhe a donc su cultiver un souffle plus clément, à la fois nerveux, raffiné et éclairé.

HK