Recherche
Chroniques
Les pêcheurs de perles
opéra de Georges Bizet
« Moi je suis l’obscur patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient les mains vides et la face bleuie. Une attraction fatale m’attire dans les abîmes de la pensée, au fond de ces gouffres intérieurs qui ne tarissent jamais pour les forts. Je passerai ma vie à regarder l’Océan de l’Art où les autres naviguent ou combattent, et je m’amuserai parfois à aller chercher au fond de l’eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra ; aussi je les garderai pour moi seul et j’en tapisserai ma cabane. » Et si, comme Gustave Flaubert dans une lettre à Louise Colet du 7 octobre 1846, Georges Bizet s’identifiait à l’un des de ses Pêcheurs de perles ? À Dijon, dans une nouvelle production de cet opéra (1863) de plus en plus apprécié sur les scènes françaises, le compositeur parisien s’incarne chez lui, soit un cliché vivant entre le vieux poêle, le petit piano et le secrétaire d’un intérieur bourgeois, ceci pour d’autant mieux lancer, en brandissant sa probable partition, le drame aventurier censé se dérouler au Sri Lanka. En fait, les cartes des personnages principaux sont ici rebattues de manière très intéressante, dans une mise en scène déconcertante, puis généreuse et épatante : Mirabelle Ordinaire dépeint le jeune artiste solitaire avec un fond presque indianiste, ou comment peut se manifester sur scène l’orientalisme en plein cours de la réalisation d’une œuvre de ce genre, confondant donc inspiration et réalité scénique.
Moins que le voluptueux rebond augural de l’alto, le désir affleure pourtant, par-delà le petit logis de la Rive droite, sur un échafaudage couvert de larges tissus blancs et surtout d’une immense image d’Épinal cinghalaise représentant une jeune femme en habit coloré. Cette publicité agit comme possible fenêtre sur les mystères de l’Orient, dans un jeu, couvé par le regard sympathique de Bizet ou emporté par son esprit créatif, auquel participent les ouvriers en uniforme immaculé – la puissante masse chorale dijonnaise, bien perchée. Les yeux rêveurs devant l’affiche, un échalas gavrochien en bleu de travail usé attend comme si, sur le sillage du thème gangétique du prélude, les bulles devaient dessiner l’argument opératique à succès découvert dans les fonds mentaux par le scaphandrier Bizet et ses librettistes Carré et Cormon. Nulle danse, par conséquent – au contraire du livret –, et le rôle du chef indigène Zurga est chanté par ce compositeur invité dans son œuvre même à interagir avec ses personnages. Chasseur de tigres sur le papier, Nadir est ici ce jeune homme captivé par l’enseigne, et le ténor Julien Dran, à la diction un peu diminuée ce dimanche, de rappeler sans aucun doute sa brillante expérience de pêcheur revenant des savanes – premier arioso réussi, déjà en terrain connu.
En soutien aux airs, l’Orchestre Dijon Bourgogne que dirige Pierre Dumoussaud soigne les mélodies et met à profit la bonne acoustique de l’Auditorium (par exemple, pour l’émouvante reprise du duo des amis, à la suspension subtile comme un songe). L’imaginaire évoqué par Zurga et Nadir a la vie dure, de par la transposition déformante instiguée par Mirabelle Ordinaire, mais la façon est franche et sincère en voix. Le baryton Philippe-Nicolas Martin fleure bon la Belle Époque française, ainsi dans l’arioso Une femme inconnue, en retrouvant le rôle de Zurga qui, si peu autoritaire, paraît presque sacrifié davantage que Leïla – le soprano Hélène Carpentier dont on apprécie les vocalises –, héroïne introduite par de somptueux chœurs en dentelle, dans un saisissant climat de torpeur instauré par la force poétique conjointe des lumières naturalistes signées Nathalie Perrier et de la scénographie tropico-parisienne de Philippine Ordinaire, qui rend possible l’étrange défi théâtral. Avec fantaisie, trois acrobates apportent des danses inventives au spectacle, vers l’ailleurs.
À l’entrée de l’Acte II, la mise en scène progresse en audace. L’interaction entre le musicien et son petit paradis dans la nuit rend probante l’hypothèse du tropisme. Dans les chœurs païens des coulisses, puis paillards, dans la chaleur des recommandations du prêtre Nourabad que chante la basse dramatique Nathanaël Tavernier, avec aussi l’entrain véloce de l’orchestre maison, sensible dans l’évanescente transition du cœur sec clérical (Nourabad) au cœur pur amoureux (Leïla) et, par conséquent, lyrique dans la délicate cavatine de Leïla, l’union du jeune couple se forge. Le maestro en devenir les admire avec émotion.
La poursuite de l’aventure respecte le canevas orageux, le sort des amants éclatant en un tableau électrique et grandiose. Enfin, au III, le lien entre compositeur et muse est affirmé en renforçant le génie musical de l’œuvre, même si le ton pathétique des élans paraît outrancier. La colère de Zurga fait percer l’icône hindoue peinte sur l’échafaudage et la ferveur gagne le compositeur, si près du but, fantastique dénouement de son premier opéra en trois actes, avec l’ardeur croissante de Leïla. Incendie, fugitifs au bûcher, les bouleversements se suivent dans un courant lyrique comme démultiplié par sa propre force. Finalement Zurga sauve l’amour des autres et en lui, dans une impressionnante conclusion enflammée, furieuse... Puis, Georges Bizet gagne sa table, pour les partitions suivantes.
FC