Chroniques

par bertrand bolognesi

Lou Salomé
opéra de Giuseppe Sinopoli

Fondazione Teatro La Fenice, Venise
- 23 janvier 2012
Luca Ronconi met en scène "Lou Salomé" de Giuseppe Sinopoli à La Fenice
© michele crosera

Alors que Présences, le festival annuel de la création de Radio France (hors les murs, cette année), fête le compositeur argentin Oscar Strasnoy qui ne dédaigne guère le théâtre musical [lire nos chroniques du Bal, d’Ecos, Hochzeitsvorbereitungen, Scherzo, Naipes, Geschichte, Sum, Six Songs for te Unquiet Traveller, Quodlibet, El regreso, Underground, Fabula, Heinrich Heine et L’Instant], et quand nous assistions dimanche à la première suisse de Richard III, opéra de Giorgio Battistelli d’après la tragédie de Shakespeare [lire notre chronique de l’avant-veille], le Teatro La Fenice affiche lui aussi sa contemporanéité en donnant nouvelle vie à un ouvrage créé à la Bayerische Staatsoper de Munich le 10 mai 1981, dans une mise en scène de Götz Friedrich, et plus jamais monté depuis.

Après avoir donné Intolleranza 1960 de Luigi Nono [lire notre chronique du 1er février 2010], La Fenicerend à nouveau hommage à un illustre Vénitien. Cette fois, il s’agit de Giuseppe Sinopoli, né sur la Giudecca en 1946 d’une mère vénitienne et d’un père sicilien, Sinopoli que l’on sait compositeur sans que son œuvre soit beaucoup jouée, que l’on connaît bien en tant que chef d’orchestre mais qui fut aussi psychiatre, psychanalyste, archéologue – bref, un savant, dans un sens quasiment antique, terme à ne sans doute point déplaire à cet érudit qui s’est particulièrement passionné pour la cité d’Ur et pour les rites mithraïques, entre autres nombreux sujets. L’événement salue à titre posthume une personnalité de la lagune dont bien peu surent prendre la mesure de son vivant, un homme que tout compromis incommodait absolument, un esprit si parfaitement indépendant qu’il put parfois s’avérer inadapté aux habitus de communication sociétale et plus encore à ses decorum, ce qui n’a pas manqué de générer quelques situations conflictuelles.

Le projet a été confié à l’équipe même qui réalisa Intolleranza, à savoir les metteurs en scène Luca Ronconi, Franco Ripa di Meana, la scénographe Margherita Palli, la costumière Gabriele Mayer, les créateurslumières Claudio Coloretti et Alberto Nonnato, l’architecte Camillo Trevisan, le designer Massimiliano Ciammaichella, enfin Alice Biondelli, directrice de projets scénographiques. Ces artistes encadrent pour l’occasion les étudiants de la Facoltà di Design e Arti Iuav di Venezia, dans le cadre du programme Performing Arts : Corso di Laurea magistrale in Scienze e Tecniche del Teatro, que coordonne Walter Le Moli. Ces jeunes gens s’appellent Elena Ajani, Federica Buffoli, Alessia Cacco, Emanuela Casetto, Nicola Ciuffo, Alessandra Dolce, Cristian Finoia, Silvia Fortuna, Gautier Fournie, Rita Giacobazzi, Marco Gnaccolini, Galadrielle Goulvestre, Giulia Magrin, Ilaria Magrin, Marialaura Maritan, Erica Mattioni, Camilla Nervi, Davide Pachera, Elisa Pinna, Jacopo Porreca, Leonia Quarta, Antonella Ritrovato, Giovanna Spinelli, Giusi Tambè, Isabella Terruso, Emanuele Trevisiol, Milena Wayllany et Francesca Zolli, et peuvent ainsi s’ennorgueillir de signer la production de Lou Salomé en la Sérénissime.

L’élégant théâtre de Selva (1792), reconstruit à l’identique en 1867 puis en 2001 – l’année de la crise cardiaque qui terrassa Sinopoli à Berlin, pendant qu’il dirigeait Aida, l’opéra verdien avec lequel il avait fait ses débuts ici, en 1978 –, est quelque peu bouleversé pour cette série de représentations où se trouvent largement réformées les frontières conventionnelles entre scène et salle. La mise en scène investit le plateau mais aussi le parterre dont les fauteuils ont bougé, intégrant au cœur d’un espace de jeu inédit un arbre majestueux, tandis que des éléments moins poétiques mais tout autant symboliques occupent la zone traditionnelle d’action, sur laquelle prirent place quelques rangs de spectateurs. La circulation des chanteurs-acteurs se réinvente dans un mouvement nettement rituel qui inclut le public au cœur de la cérémonie. Le raffinement du travail de la lumière est une indéniable réussite, à l’instar des interventions solistiques, toutes de haut vol.

On admire l’incarnation puissante du rôle-titre par le soprano espagnole Ángeles Blancas Gulín dont le timbre opulent n’exclut pas une ciselure précise du chant [lire notre chronique d’Il pirata]. Son double revient à l’actrice allemande Giorgia Stahl, qui s’en acquitte fort honorablement. Claudio Puglisi assure, quant à lui, un Zarathoustra chanteur et, surtout, un Nietzsche qui jamais ne chantera. Le ténor lumineux de Gian Luca Pasolini rend attachante la partie de Paul Rée [lire notre critique d’Ero e Leandro], quand le timbre complexe de Matthias Schulz, ténor également, est parfaitement employé en Rainer Maria Rilke [lire notre chronique de Von Heute auf Morgen]. La souplesse tendrement colorée du baryton-basse Roberto Abbondanza est idéale en Friedrich Carl Andreas [lire nos chroniques de Signor Goldoni et d’Il killer di parole]. Mezzo-soprano lyrique, Julie Mellor campe une crédible Malwida von Meysenbug (également Frau von Salomé). Incisif, le jeune ténor Marcello Nardis est le pasteur Hendrick Gillot puis le professeur Kinkel. Le comédien Alessandro Bressanello se charge avec efficacité de deux personnages (Un contemporain qui a voyagé ; un domestique). Durant environ une heure et quarante minutes, ces artistes donnent vie à l’opéra de GiuseppeSinopoli qui bénéficie de la spatialisation sonore de l’excellent Alvise Vidolin.

Au pupitre des Orchestra e Coro del Teatro La Fenice (Claudio Marino Moretti, chef de chœur), le chef bavarois Lothar Zagrosek – il étudia la direction d’orchestre à Vienne auprès du même maître que Sinopoli, l’Austro-Hongrois Hans Swarowsky – profite en gourmet de la partition de Lou Salomé dont il livre toute la démesure et la sensualité. Aussi souligne-t-il à juste titre les influences de Berg mais aussi de Bruckner et de Strauss dans cette œuvre à la structure pourtant secrète où le cri de Schönberg, celui de Pelleas und Melisande, voire ceux de Lulu ou de l’Adagio de laDixième Symphonie de Mahler, côtoient la luxuriance assumée des trois Tombeaux d’Armorconçus par le compositeur italien de 1975 à 1978, donc strictement contemporains à la composition de l’opéra. L’exubérance lyrique est au rendez-vous, d’une expressivité généreuse, tant dans l’écriture vocale que dans la trame instrumentale dont, par moments, les couleurs s’avèrent insaisissables.

C’est précisément à partir de 1975 que Giuseppe Sinopoli commence à dresser son projet lyrique qui devait se conclure par un vaste triptyque. Avec son ami l’écrivain autrichien Gerhard Rühm, il se penche sur Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken (1901) de Daniel Paul Schreber (version française de Christophe Bormans : Mémoires d'un névropathe, Seuil, 1975), juriste à Leipzig et à Berlin puis président de la Cour d'appel de Dresde qu’on l’internât des années durant en clinique psychiatrique, suite à une paranoïa installée, et bientôt personnage principal d’un essai de Freud (Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoïa, 1911 ; version française d’Olivier Mannoni : Le Président Schreber, un cas de paranoïa, Payot, 2011). Il espère alors répondre à la commande de Götz Friedrich pour la Deutsche Oper de Berlin qui annonce le programmer en 1980, quand survient une seconde commande, émanant d’August Everding pour la Bayerische Staatsoper de Munich. La trilogie s’édifie : d’abord Lou Salomé, puis Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, enfin un dernier ouvrage sur le destin de la poétesse russe Marina Tsvetaïeva, ces sujets ayant en commun la relation entre crise et créativité dans la vie spirituelle de l’Europe à l’orée du XXe siècle. Finalement, le patron du théâtre de Charlottenbourg ajourne le projet Schreber, de sorte que Sinopoli s’engage désormais dans le premier volet auquel il associe le musicologue Karl Dietrich Gräwe pour rédiger le libretto, en langue allemande. Après la création munichoise, le musicien entendait réviser sa partition, ce qu’il ne fit pas. De même n’acheva-t-il pas le projet Schreber ni commença jamais le projet Tsvetaïeva, décidant de cesser de composer après les représentations de Lou Salomé.

BB