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Chroniques
Medea | Médée
opéra d’Aribert Reimann
Lumière artificielle, plateau nu (Diego Leetz). Sur cette riche crudité du théâtre, tout peut être projeté, les rêves les moins sages sont possibles. Lorsqu’on n’habille pas d’illusion ses briques sombres, nulle perspective – un cloaque où l’étrangère espère en vain son digne accueil par des régnants qu’elle indiffère. Peut-elle partir de ce carré hostile ? Non, elle a tourné le dos aux siens, volé la Toison d’or, fui la Colchide, peut-être même contribué à la mort de Pélias. Elle est malade d’amour pour le beau Jason, moteur des exactions – Jason qui s’arrête à Corinthe dont, sans elle, il entend faire sa place. Nul soleil sur l’humus asséché de la scène : un néon dans un ballon qui vaguement se déplace sur l’un des fils malingres dont la somme dessine une maison-cage, semblant d’abri, idée d’habitation, autant dire rien.
Enfouir la malle qui renferme le passé dument inventorié, c’est s’enterrer elle-même, en désobéissance à l’incitation de la gouvernante à la révolte. Surgit un messager qui proclame la condamnation des amants par un tribunal. Les fautes tombent sur l’amoureuse. Elle a eu tort d’aimer, c’est tout ; on n’en a pas le droit lorsqu’on naquit ailleurs – ici, on ne la veut connaître qu’à travers ses péchés présumés, qui de Jason font un innocent. Le roi exile l’omnicoupable. Elle doit quitter ces rives pour d’autres sans doute plus mauvaises encore et laisser ses fils au héros, à l’arriviste si pleinement déterminé qu’il en oublie leurs sorts inséparables. C’en est trop – la goutte d’eau qui…
Médée se rebelle. Médée, fille de roi, convoque la magie à l’encontre de ceux qui lui refusent tout. En vérité, contrairement au rang qu’ils prétendent le leur, ils se sont montrés ignobles et rendus indignes de clémence. La robe ensorcelée enflamme Créüse, rivale dont la mièvrerie campe bravement les certitudes d’une classe privilégiée. Le fer ouvre la gorge des témoins, fruit du couple désuni par le désir de l’un à gagner cette classe, à tout prix – il a sacrifié jusqu’à l’amour pour cela, la mort de ses enfants ne devrait pas l’atteindre. Le désastre, monstrueux : voilà le théâtre de Médée.
À mettre en scène l’opéra Medea qu’Aribert Reimann écrivit pour la Wiener Staatsoper où il fut créé en 2010 [lire notre critique du DVD], Benedict Andrews s’est penché sur le mythe revisité par Franz Grillparzer entre 1819 et 1822 qui, de l’antique héroïne dont on connaît surtout la ciselure euripidéenne, fait une amante moderne, non soumise à la flèche d’Eros (aussi métaphorique qu’on le comprenne) mais à une fixation sensuelle insatiable, une passion envahissant son champ de préhension du réel jusqu’à la rendre meurtrière et infanticide. L’universalité du drame humain s’inscrit dans l’indéfini du lieu d’action (décor de Johannes Schütz) qui révèle un abyssal écart de culture, par l’interrogation sensible des notions floues et impures de barbarie et de civilisation – depuis l’été 2015, les migrations du Moyen-Orient vers l’Europe nimbe l’œuvre d’un retentissement nouveau… Parce qu’il vient d’ailleurs, extérieur au drame, le Héraut, que le compositeur a, pour la même raison, confié à un contre-ténor, est ici un homme habillé en femme – à l’inverse des autres protagonistes dont la vêture neutre n’est signifiante que de notre aujourd’hui (Victoria Behr signe les costumes). Il affiche une masculinité évidente (crâne rasé, torse velu, mollets robustes) dans son accoutrement féminin (robe-fourreau à paillettes, monté sur talons rouges) qui n’en fait pas un travesti, toutefois : ce porte-parole d’un tribunal lointain met en lumière une vérité cachée, un crime et sa condamnation, il est le refoulé qui ressurgit au moment où on en a le moins besoin. Réalisées par Suse Wächter, deux marionnettes figurent les enfants, pantins à l’expressivité plus vraie que nature qu’animent discrètement plusieurs protagonistes. Et il se trouve qu’en passant outre le sentiment spécial que ne manque pas de susciter la présence réelle d’enfants sur une scène, l’horreur du crime est plus prégnante que jamais.
Tout est visible : la détresse de la princesse déchue, l’apprentissage d’une chanson ancienne pour amadouer les Corinthiens et réconcilier Jason (odieuse expérience de dépersonnalisation soldée par l’échec et la destruction de la lyre), le geste hargneux et méthodique faisant choir la maison-cage, la mort des petits, la robe fatidique qui enflamme Créüse, le désespoir du traitre, leur épuisement à tous deux, enfin. « J’emporte avec moi l’immense douleur », chante Médée, partant chercher son jugement à Delphes où rendre la fameuse Toison.
De même que Maya par la criminelle Brenda Collins en apprenant le rôle dans Cri de femmes (Κραυγή Γυναικών, film de Jules Dassin, 1978), Reimann fut immédiatement fasciné par le personnage, en se lançant dans le travail en 2006. Et la langue de Grillparzer, auquel il emprunte non seulement Medea mais d’autres pages de la trilogie Das goldenes Vlies (Der Gastfreund et Die Argonauten), fut d’emblée source d’une grande et intarissable inspiration musicale. Conçue lors d’un ermitage fécond dans les Canaries, son œuvre concentre une fosse nettement moins abondante (une trentaine de musiciens) que pour Lear, par exemple [lire nos chroniques des 31 et 23 mai 2016], même si elle aussi recourt aux percussions – tams et gongs, essentiellement, qui scandent un rituel inquiétant. Le sifflement invasif des violons et le hululement halluciné des flûtes déposent le venin tragique dans l’oreille. L’Orchester der Komischen Oper Berlin est soigneusement tenu par Steven Sloane dans le maintien d’une tension imparable.
Une distribution vocale fort investie happe le spectateur. Entendu à Genève cet automne [lire notre chronique du 19 novembre 2016], Ivan Turšić offre un ténor nettement impacté à Kreon. Le mezzo-soprano Anna Bernacka livre une Kreusa toute douceur, au legato facile. On retrouve l’excellent contralto Nadine Weissmann, applaudie dans le répertoire wagnérien [lire nos critiques de ses Waltraute et Erda dans Das Rheingold, Siegfried et Götterdämmerung] : elle prête à la fidèle Gora un timbre en impératif de bonté, pourrait-on dire. D’une voix puissante et séduisante, Eric Jurenas maîtrise parfaitement la partie du Héraut. Bien qu’en légère méforme, le jeune baryton Günter Papendell est un Jason charismatique. Enfin, elle aussi membre de l’ensemble maison, Nicole Chevalier (soprano) affirme un colorature intrusif, idéalement incisif jusqu’à l’intrusion : son incarnation haletante du rôle-titre demeurera longtemps en mémoire.
BB