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Op.46 d’Arnold Schönberg et Op.113 de Dmitri Chostakovitch
Lambert Wilson, Dmitry Belosselskiy, Philharmonia Chorus
C’est avec grand plaisir que l’on retrouve, en ce dimanche après-midi, l’Orchestre national de Lille (OnL), dirigé par son nouveau directeur musical, l’Étatsunien Joshua Weilerstein, dont l’activité à ce pupitre a commencé il y a six mois à peine. Il s’agit du dernier concert donné au Nouvel Siècle avant fermeture du lieu pour restauration. Deux pages commémoratives des horreurs perpétrées sous le nazisme forment le programme du jour, redonné demain soir à la Philharmonie de Paris.
Pour commencer, A Survivor from Warsaw Op.46 (Un survivant de Varsovie), composé en août 1947 par Arnold Schönberg, aux États-Unis où il s’est exilé depuis l’accession d’Adolf Hitler à la chancellerie du Reich. Kurt Frederick dirigea la création mondiale de l’œuvre le 4 novembre 1948, à la tête de l’Albuquerque Civic Symphony Orchestra, in loco. Cet hommage aux victimes de la Shoah en général, en particulier aux Juifs polonais partis en fumée dans les camps de la mort, fut suggéré par la chorégraphe et chorégraphe russe Corinne Chochem, avant de faire l’objet d’une commande du Boston Symphony Orchestra et de son patron, le RusseSergueï Koussevitzky, mais ces deux artistes ne l’amenèrent finalement pas au jour. De cette page trop rarement jouée, écrite pour récitant, chœur d'hommes et orchestre, le jeune chef (trente-sept ans) livre une interprétation plutôt sage qui, pour limiter le tempo – il faut dire que la lecture de cette partition redoutable invite sans doute à la prudence –, n’en circonscrit toutefois pas les contrastes. Ainsi une puissante expressivité va-t-elle son cours au fil des sept minutes qu’occupe l’exécution, souverainement ciselée. À l’efficacité des musiciens de l’OnL répond l’indéniable excellence des voix du Philharmonia Chorus, venu de Londres pour l’occasion, et dûment préparées par Gavin Carr. Au comédien Lambert Wilson revient la partie du récitant, qui mérite un abord moins frontal, la distance portant assurément mieux le texte que l’exagération, même sincère comme c’est aujourd’hui le cas – il s’agit de dire, pas de jouer : la partie orchestrale est chargée du reste.
Entre 1957 et 1960, Dmitri Chostakovitch intègre plusieurs poèmes d’Evgueni Evtouchenko à son nouveau projet, un hommage aux plus de trente-mille victimes du massacre de Babi Yar (Бабин Яр, en langue ukrainienne), concentré en trois jours de septembre 1941 dans ce ravin tristement célèbre, situé à Kiev du côté ouest du Dniepr. Dans les deux années qui s’ensuivirent, près de cent cinquante mille personnes y sont abattues par balles – résistants ukrainiens, Roms, soldats de l’Armée rouge, membres de la police politique soviétique, et, bien sûr, de nombreux Juifs, principalement. Cinq mouvements sont bientôt composés, qui constituent la Symphonie en si bémol mineur Op.113 n°13 Babi Yar pour basse, chœur d'hommes et orchestre, créée à Moscou par Kirill Kondrachine à la tête de l’Академический хор Российской академии музыки имени Гнесиных (Chœur de l'Académie russe de musique Gnessine) et de l’Академический симфонический оркестр Московской филармонии (Orchestre académique symphonique de la philharmonie de Moscou), et par la basse ukrainienne Vitaly Alexandrovich Gromadsky, le 18 décembre 1962, non sans quelques remous. Les textes traitent de l’internationale antisémite, pour ainsi dire, en évoquant le pogrom qui eut lieu à la fin du printemps 1906 dans la ville polonaise de Białystok, alors sous domination russe, ainsi que les accusations et condamnations abusives du capitaine Alfred Dreyfus par la justice française, en 1894, ou encore la réclusion amstellodamoise d’Anne Frank et sa mort d’épuisement et de mauvais traitements au camp de Bergen-Belsen, en janvier 1945, après plusieurs mois à Birkenau. L’ultime mouvement – Une carrière (Allegretto) – convoque le destin de Galileo Galilei et son courage à maintenir ses positions par-delà l’incompréhension et les persécutions qu’elles lui apportaient.
Joshua Weilerstein favorise ici l’onctuosité plutôt que le tranchant, appuyant son abord du premier des cinq mouvements – Babi Yar (Adagio) – sur le moelleux des cordes et la prégnance chorale. Encore fait-il entendre de nombreux détails qui donnent à sa lecture un relief fort bien défini, où l’on remarque l’exemplaire santé de la petite harmonie lilloise. Très dru, le suivant – Humour (Allegretto) – bénéficie de la tonicité nécessaire. La profondeur inspirée de cette lecture mène irrésistiblement jusqu’à l’émotion, nauséeusement cautérisée par la petite ritournelle finale. Notons le trait de tuba parfaitement servi, par Pierrick Fournes. La basse pétersbourgeoise Mikhaïl Petrenko, initialement prévue, et dont on put entendre l’interprétation de cette œuvre saisissante [lire notre chronique du 23 mars 2019], est finalement remplacée par son confrère Dmitry Belosselskiy, né en Ukraine. À Evtouchenko et Chostakovitch, il prête une émission confortable, un timbre dignement coloré et, par moments, une aura rituelle assez bien venue.
BB