Chroniques

par bertrand bolognesi

Orgia | Orgie
opéra d’Hèctor Parra

Cité de la musique, Paris
- 22 novembre 2025
À la Cité de la musique (Paris), ORGIA d'Hèctor Parra d'après Pasolini...
© quentin chevrier

La création française d’Orgia d’après la pièce de Pier Paolo Pasolini, opéra de chambre qui vit le jour à Bilbao le 22 juin 2023, est l’occasion de confronter l’œuvre d’Hèctor Parra à son propre imaginaire mais également au choc frontal de sa réalisation scénique. Car avant même d’être un opéra, Orgia est tension entre parole et chair, entre parole et cri, entre cri et silence. Parra conçoit son théâtre musical comme lieu où la voix se mesure à ce qu’elle ne peut plus dire, où l’affect déborde la syntaxe jusqu’à fissurer le chant [lire notre entretien de janvier 2022 et notre critique des Bienveillantes]. Dans ses notes d’intention, il décrit un univers où les vocalités oscillent entre douceur et menace, fragilité et violence, cherchant parfois la granulation d’un son animal, parfois le tracé limpide du plus pur lyrisme. Tout y devient friction – souffle, impact, pulsation, heurts du corps contre ses propres limites.

À cela s’ajoute le matériau pasolinien que Parra lit à son tour comme parabole de l’oppression moderne – la destruction systémique des identités dissidentes, le ravage intime des normes sociales, l’impossibilité de la tendresse dans une société saturée de violence symbolique. Le compositeur catalan a rêvé cette œuvre à Rome, donc dans une proximité physique avec le souvenir de Pasolini, cherchant à transformer les mots en force agissante, en matière vocale qui façonne geste et corps. La brochure de salle insiste précisément sur cet aspect rituel et quasiment archaïque – « sono una forza del passato »1 – où l’opéra dialogue avec les origines du théâtre musical, du madrigal à la plainte monodique.

C’est par la mise en scène de Calixto Bieito que ce dispositif trouve sa traduction la plus extrême. Là où un théâtre frontal aurait contenu l’action, le parterre de la Cité de la musique aspire le spectateur en son arène. Le lit-supplice est dès lors placé au centre d’un espace que le public peut choisir de contourner librement. Le drame n’est plus seulement montré, il est frôlé. La sonorisation des voix, d’abord surprenante, s’impose vite comme nécessité, tant l’instrumentarium, placé au cœur du dispositif quand les trois chanteurs déambulent de part et d’autre, tend à envahir l’espace de ses frictions, de ses stridences et, surtout, de ses élans madrigalistes, magistralement menés par Pierre Bleuse à la tête de l’Ensemble intercontemporain. Au fond, la révélation de l’homme pendu, revêtant tenue identique à celle de sa propre épouse, surgit comme contrepoint glacial, image qui annule toute distance, aussi minimale soit-elle. L’impression persistante est celle d’une italianità organique et sans afféterie, qui rappelle la tension nerveuse de certaines écritures contemporaines dialoguant avec le passé.

Dans l’expérience scénique directe, Orgia prend véritablement son sens. Le spectacle commence presque comme un affrontement silencieux, avec ce couple apparaissant cerné par le regard mobile du public, pour ne point dire du visiteur, autour de lui, sur lui. Très vite, la voix – le dire, donc – se fait territoire de combat. D’abord plein d’une chaleur presque tendre, le baryton Leigh Melrose (Uomo) laisse affleurer une brutalité intériorisée, menace qui n’avait cessé de couver. Son parcours vocal épouse chaque volte-face psychique – phrasés agressifs, murmures brisés, soudaines poussées lyriques qui s’effondrent en fissures rauques [lire nos chroniques d’Albert Herring, Songs from Solomon's Garden, The rape of Lucretia, Solaris, Renard, Gloriana, Fin de partie, Orlando, Der Schmied von Gent, Die ersten Menschen et L’ange de feu à Rome puis à Madrid]. L’épouse, qu’incarne le soprano Claudia Boyle (Donna) [lire nos chroniques de The pirates of Penzance, A quiet place, Zoraida di Granata et The Exterminating Angel] chante comme si chaque son révélait un passé dévasté – lignes effilées, vibrato retenu, timbre blanchissant et, par instants, un éclat d’une presque insoutenable beauté, aussitôt contredite par l’orchestre.

L’arrivée de la comédienne (intrusion sèche, plus que personnage) brouille les repères. Elle n’est ni double, ni spectre, ni témoin mais simple empêchement, entrave, matérialisation du non-dit. Cette irruption accentue la dimension rituelle où le geste vient souvent contrarier la parole, s’il ne la désavoue même, où le chant pourrait bien s’ingénier à répondre au silence. C’est alors qu’intervient la Ragazza, rôle confié au soprano Jenny Daviet [lire nos chroniques de Dido and Æneas, Pelléas et Mélisande et La princesse jaune]. Loin d’être prolongement de la Donna ni incarnation supplémentaire du trauma premier, revécu dans le jeu accepté, elle surgit comme strate nouvelle du drame, une présence vocale qui éclaire la scène d’un autre angle. Plus nette, presque lumineuse, sa ligne vocale tranche avec la saturation émotionnelle du couple ; elle est celle qui favorise l’extériorité du regard du couple sur son propre enfermement – « è domenica: solo gli animali e i bambini piccoli non lo sanno »2. S’y impose une vocalité presque innocente, celle d’un être né pauvre que la tuberculose a stigmatisé, dont la transparence fait atrocement écho à l’horreur environnante. Ainsi par elle perçoit-on la dimension sacrificielle d’Orgia, la mise à nu rituelle d’un monde où plus rien ne protège les corps. Et surgit cette pensée de Klossowski3 : l’excès, le franchissement et l’offense ne sont jamais que des tentatives désespérées de relation ; ici, rien ne protège les corps, ils actent le langage ultime.

Le paroxysme advient lorsqu’est commis l’irréparable. Hèctor Parra déploie dès lors une écriture souverainement lyrique, comme si cherchait à émerger la réminiscence d’un opéra d’autrefois, demeuré inconnu, peut-être scandaleusement sulfureux en sa paradoxale – et fantasmatique ! – noblesse de facture. Et le voici immédiatement happé par des oxydations sonores résurgentes. Le contraste expose la fragilité humaine à l’artéfact de son effondrement. L’Uomo, enfin, reparaît dans la nudité crue du chant, refermant aussitôt la cérémonie sur sa pendaison. Et tout d’alors se relier : la violence intime du couple, l’archaïsme vocal, l’expérience immersive, la Ragazza comme point d’incandescence, l’hybridation des timbres.

Lorsqu’on quitte la Cité de la musique, l’impression qui persiste est d’avoir assisté non pas à un opéra de chambre mais à l’émotionnelle dissection des corps, des souvenirs, des blessures par le son.

BB

1 « Je suis une force du passé », in Pier Paolo Pasolini,
Poesia in forma di rosa, Garzanti (Milan), 1964
2 « C’est dimanche : seuls les animaux et les petits enfants ne le savent pas »,
in Pier Paolo Pasolini, Pilade, Garzanti (Milan), 1973
3 Pierre Klossowski, Sade mon prochain, Le Seuil (Paris), 1947