Chroniques

par bertrand bolognesi

Pelléas et Mélisande
opéra de Claude Debussy

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 28 février 2025
Superbe PELLÉAS ET MÉLISANDE de Wajdi Mouawad à l'Opéra de Paris...
© benoîte fanton | opéra national de paris

Après celle de Bob Wilson fort longtemps reprise au Palais Garnier (où elle avait été créée en 1997), puis en l’Auditorium Bastille, ces dernières années, l’Opéra national de Paris se munie d’une nouvelle production du seul ouvrage lyrique achevé de Claude Debussy, porté sur les fonts baptismaux à Favart, au printemps 1902 – Rodrigue et Chimène, projet des années 1890 dont le livret de Catulle Mendès prenait appui tant sur Le Cid de Corneille que sur sa source, Las mocedades del Cid de Guillén de Castro, ne fut pas plus mené à terme que Le diable dans le beffroi d’après Edgar Poe, opéra-comique entrepris tout de suite après les représentations de Pelléas et Mélisande, ou La chute de la maison Usher d’après un autre récit de l’Étatsunien, envisagé cinq ans plus tard. Cette fois, la maison s’est adressée à Wajdi Mouawad qui déjà signait ici Œdipe d’Enescu, fort remarqué alors [lire notre chronique du 23 septembre 2021].

Dans le silence, entre en scène une silhouette hirsute arborant défenses, homme-sanglier qui, sous des atours de bête, se tient debout. Une flèche est plantée dans l’échine. Il s’est échappé, il souffre, il s’arrête ici pour souffler un peu, puis reprend la fuite. La chasse précède le texte qui en fera bientôt mention, et la créature blessée va périr plus loin, sans que son agresseur la retrouve. C’est dans la quête de ce dernier qu’une autre créature est découverte, mi-femme mi-poisson, une ondine, comme souvent elle fut dite, elle aussi en fuite d’une abomination qu’elle ne veut pas dire. L’œil distingue ensuite la scénographie d’Emmanuel Clolus, articulée en trois niveaux. Du plus profond au plus proche du bord de scène : un espace de projection muni d’un socle où jouer ; en contrebas, une fontaine omniprésente, celle où s’abreuve Mélisande, celle où elle perdra l’anneau de ses noces, mais aussi grotte des aveugles et caves du château, fontaine omniprésente, stylisée par une vapeur inquiétante et floue ; le plancher, enfin, dessiné par le parcours de l’animal blessé puis par le chasseur, et envahi plus tard de carcasses, tel un charnier. D’emblée, le climat est celui de l’ancestral, mais aussi de la cruauté sombre, de la magie, de l’insaisissable. Sur toute la largeur du cadre de la seconde scène se déploient des images d’une plasticité indescriptible, réalisées par Stéphanie Jasmin, images toujours en mouvement, miroitement d’une eau dorée ou forêt à l’abord d’Allemonde, dont le nom est sans doute à entendre comme le seul monde sous la plume de Maeterlinck, sinistre château qui enferme tout en ouvrant sa vue panoramique sur une campagne riche mais sauvage, sur un ciel blafard.

« Il faudra créer une hypnose, un interstice, espace même de poésie où la musique et les voix auront toute leur place […], où le verbe voir se confond avec le verbe entendre », se promet le metteur en scène dans sa note d’intention (brochure de salle). Gagné : les images conduisent le mystère, en complicité avec les lumières savantes d’Éric Champoux, secrètes et plus intenses que le jeu d’acteurs, volontairement discret. Lorsque le géant Golaud soulève et porte la frêle Mélisande pour la mener sous peu devant l’autel, commence la cérémonie. La survenue de Pelléas s’effectue en écartant deux lames du rideau à projeter, révélant ainsi le dispositif, ce qui en renforce l’artifice et crée, du même coup, un nouvel espace à l’arrière, espace imaginaire dans lequel jamais l’œil ne pénètre, espace des non-dits, du savoir inconscient, de la préhistoire du drame comme de son avenir, du destin de l’enfant à ce moment-là encore à venir. De cet inconnu surgit Pelléas : voilà qui déjà en dit beaucoup, pour Mélisande débarquée de nulle part sur un bord-de-l’eau universel. Partout, l’eau, son élément, jusque dans le reflet chatoyant du sévère château des reclus, les cascades et végétaux humides, d’une sensualité et d’une vitalité secrète quoique sans soleil, ou encore la tour et les cheveux absolument partout, comme une nage d’algues velues, envahissement humain, tout amour et amour seul. La violence faite à Yniold opère en brisant le fantôme aquatique de la fenêtre à espionner : c’est l’intrusion obligatoire de l’enfant dans l’intimité de sa petite mère, sous l’autorité brutal de son père – « Golaud impose l’univoque. Il est privé de perspective », affirme Mouawad (même source). L’ultime projection sera celle d’une course sylvestre de Pelléas, au cinquième acte, fascinante embardée du défunt, avant que reprenne la musique.

Figurant tour à tour les vieux pauvres de la grotte ou les aveugles de la fontaine, plusieurs silhouettes s’animent durant le spectacle, valets de théâtre actionnant dessus les ondes un lumignon au bout d’une perche, accompagnant la déposition d’une dépouille d’équidé chue du ciel, puis l’éviscérant posément, d’un geste las – le signe de l’accident de Golaud dont la cavale fonça se tuer contre un tronc –, accumulant ensuite d’autres carcasses à entamer – « Il y a une famine dans le pays… », chantera Pelléas –, sacrant sous un ornement précieux l’enveloppe terrestre des amants partis loin, pour finir, Pelléas et Mélisande réunis en momies vénérables, recouvertes de poussières d’étoiles – « toutes les étoiles tombent », dit l’amoureux juste après le baiser unique, juste avant de perdre sa vie sous l’épée du frère. Leurs interventions montrent elles aussi l’artifice pour le mieux dissoudre dans la réalité du théâtre qui jamais n’évoque le réel. Et c’est également à traverser les lames du rideau à projeter que s’ingénient les deux plus jeunes, passant du visible à l’invisible et de l’invisible au visible, ainsi de suite, irrésistible mouvement de vague de l’imaginaire au perçu. « Pelléas et Mélisande sont ceux qui ont vu l’ange sans savoir que l’ange était ange. Ils ont l’œil multiple », dit encore Wajdi Mouawad.

Magie, mystère, malédiction, cérémonie, veillée et sacre, tout un rite se déploie, faisant mieux entendre que jamais certains moments – « J’aimerais mieux avoir perdu tout ce que j’ai plutôt que d’avoir perdu cette bague. Tu ne sais pas ce que c’est » (II) engage l’argument vers une issue tragique, « simplement parce que c’est l’usage » (IV) prend acte de vœu de meurtre, dans une profonde détresse de ne pouvoir s’y soustraire, s’agissant dès lors point tant de jalousie que d’ordre à respecter, une loi à laquelle se soumettre même à contrecœur. « La violence de la réalité a tout englouti : paysages, bêtes, rochers et la possibilité d’un monde de poésie », commente le maître d’œuvre, toujours. Au jeu de se concentrer alors sur le bébé, transférant l’identité-Mélisande de la mère à la fille, tandis que l’ondine s’évapore, ombre qui rejoint une ombre, quand prient celles qui « ont raison ». Un peu plus tôt, relié à une grosse pierre par une corde définitive, Yniold, triste et décidé, descendait « dire quelque chose à quelqu’un » dans le charnier, rejoignant les créatures qui s’y putréfient. Ce n’est décidément « pas le chemin de l’étable », comme ce n’était pas celui de l’enfance que d’être forcé à voir ce qu’il ne voulait pas voir, ce qu’il savait ne pas vouloir voir, encore moins le devoir : comment survivre après cela ? Juché sur les épaules de son père, il était psychiquement mort, suspendu à la fenêtre fatale. « C’est la déchéance d’un conte de fée. Déchéance d’un enchantement où château, princesse et prince sont ensevelis sous le cambouis de l’esprit. Déchéance silencieuse comme l’effondrement d’une étoile » (idem).

Le miracle de ce soir ne tient en rien à quelque perfection idéale, loin s’en faut. C’est l’inspiration à le mouvoir qui nous ravit en sa nef impérieuse, et parfois malgré les voix invitées à transmettre l’aventure. Si les rares passages de chœur, préparé par Alessandro Di Stefano, sont impeccables, s’il est plus que bienvenu d’avoir confié la partie d’Yniold à un enfant de la Maîtrise de Radio France, plutôt qu’à un mezzo-soprano (comme cela se fait parfois) qui n’eut eu d’autre recours que minauder, le plateau vocal n’est pas toujours satisfaisant. Et pourtant, rien d’irritant à cela ! Membre de la troupe lyrique de l’Opéra national de Paris, Amin Ahangaran prête au Médecin un grave caressant, à pleurer. En revanche, la Geneviève de Sophie Koch accuse fatigue et instabilité. On retrouve l’Arkel loyal de Jean Teitgen, à la diction aussi confortable que l’impact vocal. Le baryton britannique Huw Montague Rendall livre un Pelléas attachant, doté d’un registre haut vaillant et clair, mais dont vite s’éteint la gloire dès le bas-médium [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos et Roméo et Juliette]. C’est donc, avant tout, Golaud qui convainc pleinement, magistralement servi par le baryton-basse canadien Gordon Bintner [lire nos chroniques des Troyens, de Capriccio, De la maison des morts, Der ferne Klang, Œdipe à Salzbourg, La Juive et Médée]. La voix est tout de suite naturellement présente, l’autorité frustre du personnage au rendez-vous, mais encore la santé de l’organe fait-il directement écho à l’élan de jeunesse du veuf à la rencontre de Mélisande, servi par l’évidente jeunesse du chanteur lui-même. La maîtrise de la prosodie française, comme l’audace de la nuance et la générosité du phrasé en font un grand Golaud, par-delà quelques excès de véhémence qui parfois nuisent au chant (IV).

En fosse, Antonello Manacorda instille une souplesse subtile à sa lecture tout en soignant la ciselure avec un raffinement inouï. Pour l’avoir principalement apprécié dans les œuvres classiques [lire nos chroniques de Lucio Silla, Béatrice et Bénédict, L'Africaine, Alceste et Don Giovanni], on attendait moins le Piémontais dans ce répertoire : il montre ce soir à quel point il est à la fois excellent chef d’opéra – l’équilibre fosse/plateau, pourtant ingrat à l’Auditorium Bastille, se révèle probant grâce à lui, ce qui tient de l’acrobatie –, attentif à la dramaturgie, mais aussi grand interprète, capable de faire sienne les exigences d’une esthétique musicale et même de s’en saisir, en artiste dont l’inventivité fait sens. Après les passions bien présentes dont il mène ardemment la traversée des pupitres, il ferme la soirée dans le même calme posé, cependant plein de danger, des premières mesures. Tout retourne donc au secret. Une splendeur !

BB