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Chroniques
Penthesilea | Penthésilée, opéra d’Othmar Schoeck
Der zerbrochene Krug | La cruche brisée, opéra de Viktor Ullmann
Certains rapprochements semblent, de prime abord, nés d’une fantaisie intellectuelle ou esthétique. Associer Penthesilea d’Othmar Schoeck (1927) à Der zerbrochene Krug de Viktor Ullmann (1941) aurait pu passer pour la recherche plus ou moins oiseuse d’un simple effet de choc. Sous la direction musicale de Daniel Carter et dans la mise en scène de Valentin Schwarz, il n’en est rien. Le Deutsches Nationaltheater de Weimar fait entendre et voir bien plus qu’une juxtaposition : c’est à un dialogue sur la barbarie et la lucidité, sur le vertige de la faute et la fragilité du jugement, où se reflètent les fractures d’une Europe au bord du gouffre, que nous assistons aujourd’hui.
Schoeck compose Penthesilea à la fin des années vingt, dans une Suisse encore paisible mais travaillée par la désillusion de l’après-guerre. Son choix de la tragédie d’Heinrich von Kleist (1808) n’est pas anodine : l’écrivain romantique allemand condensait déjà dans son œuvre les hantises d’un monde masculin où se confondent amour et violence. Héritier d’un post-wagnérisme tardif et inquiet, le compositeur traduit cette fièvre par une écriture convulsive, tout en ruptures et en efflorescences harmoniques [lire notre critique du CD]. La partition, abordée par Daniel Carter avec un sens aigu des tensions, brûle d’une incandescente énergie. Les musiciens de la Staatskapelle Weimar, somptueuse de couleurs et de nerf, en soulignent l’ardeur rythmique sans jamais en perdre la ligne. Dans le rôle-titre, Sayaka Shigeshima déploie un chant de métal et de feu, souverain dans la douleur [lire notre chronique de The circle], tandis que le baryton Michael Kupfer-Radecky prête à Achille une tendresse blessée qui rend la catastrophe inévitable [lire nos chroniques de Salome, Götterdämmerung et Lear]. On songe à Strauss, mais dans une chair plus nue, voire l’âpreté de Stravinski. Le drame s’y consume comme un brasier où la passion, celle du corps qui refuse l’ordre, est politique.
Avec Ullmann, c’est l’Histoire elle-même qui s’invite, quinze ans plus tard. Élève d’Arnold Schönberg, officier austro-hongrois et compositeur d’avant-garde, Ullmann écrivit son Der zerbrochene Krug d’après la comédie de Kleist (1806) dans une Europe déjà ravagée [lire notre chronique de la production munichoise]. Sous les dehors d’une comédie judiciaire, il a caché un miroir brisé de l’exercice pervers du pouvoir : le juge qui dissimule sa faute est bel et bien le fonctionnaire de toutes les tyrannies, celui qui fait plier la vérité par la peur. Le metteur en scène Valentin Schwarz [lire nos chroniques de Don Pasquale et du Ring des Nibelungen] accentue la portée de la farce en la transplantant dans un décor de coulisses où les personnages semblent sans fin rejouer cette sinistre mécanique du mensonge. D’une précision quasi horlogère, la direction musicale de Carter révèle la texture chambriste de la partition – piccolo ironique, cordes épicées, graves ironiques des cuivres. Dans cette satire en musique qui vacille au bord du tragique, la Staatskapelle de Weimar impressionne encore par un éclat contenu et son aptitude à suggérer l’abîme sous le sourire.
Weimar… entre ces deux partitions, la cité n’est guère loin de devenir le troisième protagoniste de l’affaire. La ville de Goethe et de Schiller fut aussi celle du camp de Buchenwald, après avoir été la capitale éphémère d’une république en déroute. Son histoire offre donc à ce diptyque un cadre chargé de fertiles contradictions. Qu’y soient données ensemble ces deux œuvres, l’une née dans la désillusion de la Grande Guerre – de la défaite et de l’humiliation, de ce côté-ci du Rhin –, et l’autre écrite dans les ténèbres nazies – Viktor Ullmann meurt assassiné à Birkenau à l’automne 1944 –, relève forcément du symbole : celui d’un siècle qui, de l’Éros antique à l’hybris dictatoriale, n’a cessé d’interroger la responsabilité humaine. Sans emphase, Schwarz en tire une méditation sur la répétition du désastre quand, par la densité sonore et la clarté du geste, Carter effectue une sorte d’exorcisme musical. D’abord déconcerté, le public se laisse happer par la cohérence du propos. Il fallait peut-être les jouer à Weimar pour que ces opus révèlent si bien leur brûlante actualité : entre la passion qui dévore et la justice corrompue, ils reprécisent la fonction de résistance de l’acte culturel.
HK