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Chroniques
Peter Grimes
opéra de Benjamin Britten

Voici à nouveau à Lyon, après onze ans d’absence, le premier opus lyrique de Benjamin Britten, entreprit avec le librettiste Montagu Slater. Conçu entre 1941 et 1945, Peter Grimes transforme un personnage puisé dans un poème de George Crabbe, The Borough (1810), en un héros singulier dont l’abord laisse place à l’interprétation du spectateur, inadapté ou paria au sein d’un village de pêcheurs des années 1830, un rêveur dépassé doublé d’une brute en colère contre tous. Grimes est par deux fois le suspect principal du meurtre de jeunes garçons qui l’assistent à bord de sa barque, disparus dans une mort dont le caractère accidentel comme la suspicion criminelle demeurent improuvables. En trois actes que précède un prologue, le récit tragique, bouleversant, est porté par une partition très créative et sans concession en termes de réalisme théâtral. Le public savoure dès lors comme un polar opératique le portrait en action de cet être bourru, complexe et solitaire, pour qui l’honneur compte plus que tout.
Invitée à l’Opéra national de Lyon, cette production du Theater an der Wien née en 2011 affirme, dans la mise en scène Christof Loy [lire nos chroniques d’Il trittico, Werther, Guercœur, Der Schatzgräber, Zazà, Der ferne Klang, Das Wunder der Heliane, Alcina, Ariodante, Hamlet, Arabella, La fanciulla del West, Macbet, Die Frau ohne Schatten, Lucrezia Borgia, Les vêpres siciliennes, Alceste, Lulu, La donna del lago et Il turco in Italia], un seul sens et une seule cause : vivre librement en tant qu’homosexuel. Grimes s’arroge une question de droit à l’individualité et à la compassion, alors que la grande diversité des douze seconds rôles, habillés par Judith Weihrauch selon les stéréotypes des habitants d’une petite ville portuaire, sert plutôt une palpitante partie de Cluedo dans un cadre peu changeant réalisé par Johannes Leiacker (décor nu sur un plan incliné, lumières peu expressives) mais avec un grand dynamisme dans la direction d’acteurs, incluant une masse chorale, préparée par Benedict Kearns, excellente à tous points de vue.
Comme tombé des hauts cintres noirs, un lit simple au bord de la renverse représente un havre de paix très réduit et temporaire pour Peter et les quelques bonnes âmes qui viennent à son aide. Le jeu de scène s’ouvre par des menaces physiques à son égard. Déjà, le staccato de l’officier-maire Swallow, par la basse vivace et ambrée de Thomas Faulkner, impressionne [lire nos chroniques de Le cantatrici villane, Serse, Les Troyens, Une vie pour le tsar, La Cenerentola, L'Africaine, Otello, Trois sœurs et Wozzeck] ; ce coroner détient la clé de l’introduction aux côtés de la foule, un instant collée en fond de scène, des choristes et des protagonistes s’agrégeant pour en imposer à l’accusé. Sean Panikkar révèle la clarté de son ténor dans le rôle-titre [lire nos chroniques de The Bassarids à Salzbourg puis à Berlin, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, Intolleranza 1960 à Salzbourg puis à Berlin, enfin de Das Rheingold]. L’affrontement lyrique ne manque pas de sel entre les villageois et le marginal pris au saut du lit, pieds nus et en costume couleur sable sur débardeur blanc. Nullement prostré, le gaillard trouve des alliés en Balstrode, retraité de la marine marchande le couvant du regard, et l’institutrice Ellen Orford, veuve et possible douce moitié portant ici un ensemble masculin d’un gris triste. À l’attrayant duo de leur espoir commun, Peter et Ellen parviennent cependant à un unisson amical. En venant à l’aide du malheureux, le soprano Sinéad Campbell-Wallace signe un air intense et soigné, avant d’illuminer l’Acte II par la poésie populaire de sa tirade (Glitter of waves), puis le déploiement vocal dans l’hymne. Une belle palette d’expressions est à l’œuvre dans l’échange avec John, le novice maltraité, quand est atteinte, pour finir, une confession émouvante. Enfin, son air exceptionnel du III, superbement conclu dans le style fleuri attendu, couronne une prestation de haute volée.
Si l’entame chorale du premier acte met du baume au coeur, au pub l’ambiance est aussi chaleureuse grâce à Andrew Foster-Williams en Capitaine Balstrode et au mezzo Carol Garcia qui campe Auntie. En fin comédien, le baryton-basse [lire nos chroniques de Dardanus, Dimitri, Cinq-Mars, Götterdämmerung, Dante, Proserpine, Mosè in Egitto, Lohengrin et Tristan und Isolde], trouve aussi, avant une tonique barcarolle, la douceur pour chanter le vent soufflant contre la marée à l’approche de l’orage, tandis que l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon, dirigé par Wayne Marshall [lire notre chronique de Porgy and Bess], soigne le bercement de la mer calme contre les bateaux. Grâce au ténor Erik Arman la courtoisie du Révérend Adams paraît sincère. Même le méthodiste Boles, à la nervosité un peu toxique, qu’incarne le ténor Filipp Varik, et le pharmacien Keene, plus attentionné, confié au baryton Alexander de Jong, concourent à la vivacité du tableau, bien que le bateau demeure complètement invisible et l’imaginaire réduit à la portion congrue par l’esthétique minimaliste revendiquée. En voiturier Hobson à l’allure punk, Lukas Jakobski (basse) se montre ténébreux et menaçant [lire nos chroniques de Manon Lescaut, Peter Grimes et Anna Bolena]. Par contraste, la rentière Ms. Sedley du mezzo Katarina Dalayman (au souffle remarquable dans le récitatif valsé de l’Acte III) nous vaut une performance certes comique, mais surtout franche et théâtralement juste [lire nos chroniques de Die Walküre à Paris et à Munich, Parsifal, Gurrelieder et Dialogues des carmélites].
L’agitation permanente de Grimes, à part un accès de tendresse lasse, met en valeur la compréhension raisonnable, même dans l’emportement, chez Balstrode, aimable feu follet sur le pic scherzando du fabuleux roulis de fosse. Dans l’ensemble, tous les musiciens ont les nerfs à vif, au service d’une partition originale. Musique faite pour ressentir un rayon de soleil sur l’eau ou rien de moins divin, avant l’interlude orageux, furieux, chaotique... Grimes et Balstrode semblent s’y poursuivre dans un abstrait noir-et-blanc, quand l’expansion de l’orchestre ne néglige rien de l’étendue du phénomène naturel. Le bar se relève dans un petit clin d’œil doré, pour le petit numéro d’Auntie, Get thoses shutters, assistée en canon par les Nièces Eva Langeland Gjerde et Giulia Scopelliti. Et Peter s’en revient comme un ange, la gorge nouée, pour Now the Great Bear avant la colère sauvage. Le monologue du marin est orienté dans une vision d’amour entre hommes. Les efforts de Sean Panikkar dépassent le strict cadre scénique, maître en hallucination contrôlée et très convaincant dans l’étrange poussée de violence envers John. Plus tard, il porte le corps inerte de John, le ranime et l’enlace dans un mouvement de ballet appelant à l’amour. Dans l’obscurité totale, l’ultime interlude illustre la folie du marin condamné. La crise s’intensifie et l’aliénation menace quand Sean Panikkar propose un chant raffiné et enfantin, immense et impensable. Mais la mort de Peter Grimes reste liée à la colère.
FC