Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Laetitia Grimaldi et Ammiel Bushakevitz
échos d’un salon oublié : mélodies de Bonis, Braga, Chaminade,

Fauré, Freitas Branco, Hahn, Holmès, Lacerda, Poulenc et Viardot
Ambassade du Portugal / Hôtel de Levy, Paris
- 13 octobre 2025
Laetitia Grimaldi et Ammiel Bushakevitz à l'Ambassade du Portugal (Paris)
© fernanda maria vicente de sá dias jumah

Dans le cadre de sa saison de concerts chambristes Musicorama, l’Ambassade du Portugal accueille ce soir le soprano Laetitia Grimaldi et le pianiste Ammiel Bushakevitz, deux artistes internationaux fort aguerris à l’art récitaliste. À l’Hôtel de Levy, résidence des ambassadeurs du Portugal à Paris depuis 1936, ils offrent un programme de mélodies intitulé Échos d’un salon oublié qui pose un pied sur la fin du siècle XIX et l’autre sur le début du XX, conçu comme voyage dans l’univers des poètes et des compositeurs du temps – plus précisément entre 1878 et 1960 pour ces derniers, et de 1394 à 1978 quant aux premiers. Lisbonne et Paris fin de siècle, donc (on pourrait presque ajouter un s), mais encore Lisbonne et Paris entre deux guerres, voire un peu plus tard, quand la musique nous vient de rivages plus lointains, tels São Paulo et Rio de Janeiro.

Gabriel Fauré ouvre l’événement avec trois pages qui tour à tour empruntent à Catulle Mendès, Leconte de Lisle et Sully Prudhomme (dans l’ordre), contemporains du musicien. Des Trois Chansons Op.85 de 1902 Laetitia Grimaldi et Ammiel Bushakevitz donnent La fleur qui va sur l’eau, avec son figuralisme de vague marine qui fluidement se répand sur le clavier d’un demi-queue Steinway presque sexagénaire, à la sonorité délicatement ambrée. S’ensuit la discrète jubilation de Nell, puisé dans les Trois Mélodies Op.18 de 1878, où la voix révèlent sa riche couleur [lire nos chroniques des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour et de Die Auferstehung]. Le balancement mélancolique des Berceaux (Trois Mélodies Op.23, 1879) emporte alors l’écoute dans un geste d’autant plus dolent qu’il ne s’éternise pas, par devers un phrasé exquisément prodigue.

Avec Reynaldo Hahn, c’est la survenue du pastiche : aussi le pianiste abandonne-t-il habilement la demi-teinte symboliste pour favoriser une clarté qui, sans atteindre aux saveurs clavecinistiques, rend compte du désir baroque du compositeur lorsqu’avec À Chloris, des Vingt Mélodies, II (1922), il penche oreilles et plume sur les vers de Théophile de Viau. Et la voix de gagner un atour de cantate ancienne où chaque mot fait sens. Des Rondels de 1899, le charmant Quand je fus pris au pavillon de Charles d’Orléans, dans une même verve antique, révèle une légèreté vocale inattendue et une parfaite régularité de la ritournelle pianistique. Six ans après qu’il fut disparu, Hahn invitait Leconte de Lisle en ses partitions, avec les Études latines de 1902 dont les artistes ont retenu Néère, recueillidans sa médiation peinée, qu’ils servent d’une dynamique subtile. Enfin, le romantisme plus net de la toute fin des années 1880 s’exprime dans L’heure exquise, célèbre mélodie qu’inspira la poésie de Verlaine.

Quatre dames prennent place, pour ainsi dire, dans ce salon oublié, quatre dames qui ne sont désormais plus oubliées, quant à elles. De Cécile Chaminade (1857-1944) retentit Villanelle, écrit en 1894 sur un poème d’Édouard Guinand, homme de lettres proche des musiciens comme en témoignent une scène lyrique d’Alfred Bruneau, des cantates de Clément Broutin, Théodore Dubois, Alexandre Guilmant, Charles-Ferdinand Lenepveu, Georges Marty et Gabriel Pierné, des odes de René de Boisdeffre et de Victorien de Joncières, un opéra à Albert Dietrich, un hymne et un oratorio de Benjamin Godard, un mélodrame de Georges Villain, un chœur chinois de Joncières, une légende dramatique de Pierné et, pour aborder rives moins délaissées, L’enfant prodigue de Debussy. Guinand inspira également plus de quatre-vingt-dix mélodies signées Boisdeffre, Mel Bonis, René Charles, Godard, Lenepveu, Marty, Pierné, Paul Puget et Francis Thomé, parmi lesquelles une quinzaine de la compositrice francilienne [lire nos chroniques de Trio Op.34, Sonate Op.21, Au pays dévasté et Nocturne Op.165]. Villanelle est une mélodie de caractère dans laquelle Laetitia Grimaldi révèle un espace vocal opulent, vaillamment soutenu par la vivacité de jeu d’Ammiel Bushakevitz. En 1880, le mezzo-soprano Pauline Viardot (1821-1910) [lire nos recensions de sa biographie par Michèle Friang et des lettres que Gounod lui adressa] compose Huit Mélodies et une havanaise dont surgit maintenant la romance Haï Luli sur un texte de Xavier de Maistre, mettant en valeur les vertus de théâtralité de la chanteuse. Éditées à titre posthume, les Trois Mélodies Op.91 de Mel Bonis (1858-1937) [lire nos chroniques de Soir, Quatuor avec piano Op.69, Le songe de Cléopâtre Op.180, ainsi que nos critiques des enregistrements de Suite dans le style ancien Op.127, Gitanos Op.15, Pièces pittoresques et poétiques et Scènes de la forêt] présentent, en fin de cahier, Songe sur des vers de Maurice Bouchor, l’ami de Chausson (Poème de l’amour et de la mer) ; ici, le Steinway révèle un grave profond dont le musicien magnifie la rondeur, tandis que le soprano déploie un lyrisme certain. Enfin, ce cœur musical féminin bat encore avec À Trianon, une mélodie dont poème et musique furent conçus en 1896 par Augusta Holmès (1847-1903) [lire notre recension de la biographie par Hélène Cao et notre chronique d’Andromède] et qui contribue au pastiche baroque précédemment goûté.

Cinq pièces de Francis Poulenc concluent la partie française de la soirée, dont trois extraits des Fiançailles pour rire de 1939, d’après Louise de Vilmorin. L’infaillibilité de l’intonation vocale et la précision dictionnelle font honneur à La dame d’André, ainsi que l’intrigant relief ménagé par le pianiste à la délicieuse bougeotte de l’harmonie. Recueillement doux et grand souffle triste caractérisent ensuite Dans l’herbe à l’emphase généreuse. Mine de rien, une inquiétude polie vient habiter le contemplatif Fleurs. Voici maintenant la plus récente des mélodies du jour : venue de La courte paille d’après Maurice Carême, La reine de cœur de 1960 point ne lambine en sa ballade amoureusement macabre, ici posée telle une gourmandise. Retour au tout juste après-guerre avec, des Deux mélodies de Guillaume Apollinaire, Les ponts de Cé (1946) qui trouve l’idéale expressivité dans le mariage du danger au glamour fébrile d’un sûr legato, « à la mémoire de Raymond Radiguet », vingt-trois ans après son envol définitif.

Quand à nous, partons pour Lisbonne, à la rencontre de Luís Maria da Costa de Freitas Branco (1890-1955) dont tinte d’abord le prélude tragique d’un des Três Sonetos de Antero Sulamita de 1934, recitativo presque sévère. En 1904, le compositeur signait Aquela Moça sur un poème du littérateur, juriste et homme politique brésilien Antônio Augusto de Lima. On entend là une force évocatrice certaine, via une construction alternant clairement le motif pianistique au recitativo tendu. Datant de la même année, Contrastes s’égrène avec une grâce indicible. Place à l’aîné Francisco Inácio da Silveira de Sousa Pereira Forjaz de Lacerda (1869-1934), lisboète lui aussi, dont l’expression, à travers la complainte désolée Tenho tantas saùdades, sixième des Sete Trovas de 1932, paraît plus audacieuse. Pour finir, traversons l’océan pour rejoindre Ernani Braga (1888-1948), compositeur brésilien dont Teresa Berganza, le premier professeur de Laetitia Grimaldi, a chanté plusieurs mélodies devenues, grâce à elle, assez familière au mélomane européen. Au menu, deux pages des Canções nordestinas do folclore brasileiro, (cinquième et quatrième) : Engenho novo, une chanson de travail, avec son motif obstiné tout d’âpreté, la fatigue troublante de ses reprises, puis la ronde enfantine São João-Dã-Ra-Rão, simplement follette et bavarde comme deux pies rieuses – soprano et piano ! Entre ces deux morceaux, la petite maison, soit A casinha pequenina, couchée sur le papier en 1922 quelques mois après l’installation de Braga à São Paulo, une chanson d’amour rendue fort populaire par sa dédicataire, le soprano Vera Janacópulos qui la créa et l’enregistra l’année suivante (à la même période naquit le célèbre o Tanguinho Brasileiro). Dans une pédalisation soignée qui invente une aura orchestrale, l’œuvre bénéficie d’un grand raffinement de nuance, splendide, qui par contraste en souligne la tristesse.

Fini ?...
Ce serait compter sans le bel enthousiasme du public que Laetitia Grimaldi et Ammiel Bushakevitz [lire notre chronique du Spanisches Liederbuch] remercient avec un délectable encore mitonné par Léo Delibes en 1887 sur un texte d’Alfred de Musset : Les filles de Cadix font papillonner humour et peps en l’Hôtel de Levy. Bravissim i !

BB