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Chroniques
The Great Dictator | Le dictateur
film de Charlie Chaplin – musique de Charlie Chaplin et Meredith Wilson
Charlie Chaplin est aujourd’hui reconnu en France comme un auteur complet, non seulement pour tous ses films, muets surtout ou parlants, chéris des petits et des grands, mais aussi en littérature avec son autobiographie et certains de ses carnets de voyage récemment traduits et édités, sans oublier en musique. The Great Dictator (Le dictateur, 1940), donné en ciné-concert à la Philharmonie de Paris à quelques jours des quatre-vingts ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le présente comme compositeur principal, assisté de Meredith Wilson qui sera plus connu, par la suite, pour son œuvre dans le domaine de la comédie musicale. Plus gros succès public de Chaplin, écrite, produite et mise en scène par le démiurge britannique, cette comédie satirique à la dimension pamphlétaire assumée en son célèbre discours final jouit d’une partition fraîchement restaurée par Timothy Brock, lequel dirige ce soir l’Orchestre national d’Île-de-France au fil des deux heures de projection. Peu de musique jalonne pourtant les aventures parallèles du barbier juif et du tyran Adenoid Hynkel (grande double-performance d’acteur de Chaplin), tantôt pour produire des effets comiques de mickeymousing – gestes synchronisés sur les changements de rythme –, tantôt comme élément majeur de la mise en scène.
Le générique haché et pompeux paraît tout à fait de son temps, avec trompettes claironnant juste avant l’entrée dans les tranchées par un superbe travelling. Le théâtre des combats et des premières gaffes est brièvement envahi par un épais brouillard, matière à quelques tintements adroits aux percussions. Quand il en émerge, le bidasse est passé à l’ennemi !... Ses tribulations guerrières se terminent sous une musique romantique caricaturale versant son eau de rose sur les soupirs de l’aviateur germanisant qui contemple le portrait de sa dulcinée. Puis, sous la battue très tendue de Timothy Brock, les cuivres éclatent pour les actualités et l’annonce de la fin de la guerre. Avec un intéressant réalisme dans le bruitage et un grotesque aussi drôle qu’inquiétant aux oreilles, le culte de la personnalité est en marche. Le long monologue manichéen du tyran est suivi d’une courte musique de parade blafarde façon Blech Musik. Avec tonus les flonflons en sont rehaussés par l’orchestre lors du bain de foule d’Hynkel, au rythme des accès de colère de ce dernier, aussi ridicules que sa propagande.
Par contraste, le ghetto juif s’ouvre sur une petite envolée lyrique de musique yiddish au charme nostalgique réconfortant. La belle Hannah apparaît par un thème sentimental des cordes, sa démarche radieuse étant ensuite affectueusement soulignée par les clarinettes. Volée soudain, puis presque lapidée, la jeune femme se redresse au son de son thème encore radouci, gorgé de harpe et de violon. De même, à la séquence suivante marquant le retour du barbier en vétéran amnésique, la musique joviale et chatoyante a valeur humaniste. Elle ralentit et se limite à quelques notes mystérieuses à l’orgue quand le gaillard retrouve son logis vieilli, en réalisant peut-être un peu ce qu’ont été ces terribles années.
La trame revient au style cartoon – coups de cuivres au héros boxé, poursuite et combat commentés de manière espiègle, voire surréaliste avec la Stagger dance pour le pugilat chorégraphié des deux malheureux que l’on sonne à coups de poêle à frire. Des valses enrobent des numéros acrobatiques aux accessoires les plus sommaires (ainsi Pudding Mysterioso et son orchestration très réussie), au service d’un scénario moquant l’espionnage, le protocole militaire, les rapports diplomatiques sourds et brutaux entre chefs d’Etat. Les interludes sarcastiques relèvent le grotesque historique de situations banalement triviales. D’autres, lancinants et fragiles, bercent le rêve du peuple opprimé et solidaire. À partir de la cinquième des Ungarische Tänze de Brahms, rapide et glissante comme le rasoir du barbier, et du Vorspiel de Lohengrin de Wagner (l’opéra préféré d’Hitler), les deux principaux emprunts à la musique classique semblent réducteurs, profitant d’un grand orchestre mais seulement par bribes.
En revanche, peu après l’interversion des deux sosies, Chaplin s’emploie à un gracieux poème symphonique de son cru, Hope springs eternal, qu’en spécialiste de son répertoire [lire nos chroniques de La nouvelle Babylone, Modern Times et Seventh Heaven] Timothy Brock classe parmi ses « œuvres les plus belles et les plus inspirées ». La désignation clairvoyante du fascisme européen depuis Hollywood ne manque ni de courage ni de conscience de l’universalité de ce danger – y compris au pays fondé sur la démocratie, à en croire le récit critique concomitant de l’écrivain John Dos Passos rapporté par Vladimir Pozner dans Les États-Désunis (1938) :
« Nous sommes dans un pays barbare, dit-il, le plus barbare de tous. Le berceau même du fascisme. Les Allemands ont tellement emprunté à certains idéologues américains. L’influence anti-civilisatrice des États-Unis en Europe a été beaucoup plus puissante qu’on ne l’a cru […]. Le fascisme est tellement répandu chez nous que nous en sommes quelque peu immunisés. Et puis, le pays est si grand, si chaotique que les industriels ne pourront jamais s’entendre entre eux, par excès de force. Je ne crois pas que nous ayons jamais un fascisme centralisé, unique ».
FC