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Chroniques
trois opus de Jörg Widmann
Kent Nagano dirige le Philharmonische Staatsorchester Hamburg
La crise sanitaire du Covid-19, et plus particulièrement la vague du variant omicron, son épisode le plus récent, n'a de cesse d'imposer des protocoles dits d'adaptation pour l'accueil du public, quand les salles n'ont pas refermé leurs portes – ce qui n'est plus, fort heureusement, la majorité des cas. Il serait cependant vain de chercher à l'échelle de l'Europe – ce vaste espace où la liberté se conjugue essentiellement à l'économie et se décline en avatars néo du libéralisme –, voire même d'un pays, une relative homogénéité dans les règles. Ainsi le sigle 2G+, qui, en terres germaniques, indique que seuls les vaccinés et guéris, avec un test négatif récent, peuvent entrer dans les lieux désignés – restaurants, théâtres, cinémas, etc. – n'a-t-il pas exactement le même sens à Berlin et à Hambourg. Dans la capitale fédérale, même la troisième dose ne dispense pas du test, et un masques FFP2 est exigé, alors que dans la cité hanséatique, ce même booster exempte du ramonage nasal diagnostic et un masque dit chirurgical suffit.
Mais l'impact de l'épidémie se mesure bien évidemment, aussi, dans la programmation. La création, par le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg de l'oratorio A.R.C.H.E, commandé à Jörg Widmann [lire notre entretien] pour le cinquième anniversaire de l'Elbphilharmonie, dut être reportée, les aérosols vocaux étant beaucoup trop risqués, surtout dans un auditorium où la jauge a été réduite de moins drastique manière qu'ailleurs – certaines régions interdisent les rassemblements de plus de deux cents personnes. Pour autant, cela ne devait pas sacrifier les commémorations et la phalange de Kent Nagano ouvre, comme prévu, les festivités, avec un programme alternatif ne renonçant pas à mettre en avant la figure de Jörg Widmann – trois œuvres dont un solo de clarinette assumé par le compositeur lui-même.
La Fanfare pour dix instruments à vent ne manque pas d'à-propos en guise de geste inaugural. Sous la houlette du chef américain, les dix pupitres du Philharmonisches Staatsorchester (quatre cors, trois trompettes, deux trombones et un tuba) restituent l'éclat mouvant de cette page brève, créée en 2014 à Grafenegg. La mobilité des intonations au fil de l'effectif façonne une polyphonie qui se résume à l'idée unique d'un geste.
Les Drei Schattentänze, données pour la première fois à Pékin en 2013, développent un matériau musical et théâtral nettement plus intéressant. Dans une scénographie habile répartissant, sous une lumière tamisée, les trois pupitres de chacune des miniatures comme autant de stations, la pièce ne se contente pas d'être un faire-valoir pour la virtuosité de l'interprète qui forme avec son instrument une sorte de duo chorégraphique. L'Echo-Tanz joue d'effets de perspectives acoustiques par des contrastes et anamorphoses rythmiques et thématiques. Dans un babil mimant le bavardage sans verser dans l'anecdote, la fluidité de la ligne se retrouve dans les textures feutrées et évocatrices du deuxième numéro, l'(Under)Water dance, plongeant l'auditeur en une altération des repères aux tonalités sous-marines ou d'aquarium. L'économie de l'écriture, flottant sur des trémolos délicats, affirme une sensibilité raffinée qui constitue sans doute le point d'orgue de l'ouvrage. Avec l'extraversion de son jeu percussif et vocal extra-instrumental, la Danse africaine offre à ce triptyque une conclusion brillante qui condense une maîtrise à l'impact irrésistible où le soliste-compositeur vogue avec un art consommé sur les attentes du public.
Troisième et dernier opus de cette première partie contemporaine, Armonica est une partition plus ancienne de Widmann [photo], écrite pour orchestre en 2006 et créée à Salzbourg l'année suivante. En une quinzaine de minutes, l'œuvre se distingue par un admirable chatoiement de timbres et de textures, entre les halos du glassharmonica et de la harpe et un élan plus vigoureux de la pâte orchestrale, qui n'oublie jamais le cisèlement des interventions mettant en avant l'idiome des solistes, à l'exemple du motif chantant aux deux violoncelles. Kent Nagano et les musiciens hambourgeois font ressortir la vitalité inspirée de la progression cyclique de ce que l'on peut qualifier de magistral concerto pour orchestre [lire notre chronique du 25 novembre 2007].
Après l'entracte, la Symphonie fa majeur Op.93 n°8 de Beethoven suscite un pendant traditionnel non dénué d'un humour que l'on peut sentir poindre dans les Schattentänze de Widmann. Si l'énergie ne fait pas défaut à l'Allegro vivace e con brio, la versatilité amusée de l'écriture ne s'épanouit vraiment qu'à partir du Tempo di minuetto, qui restitue la fausse gaucherie de l'imitation haydnienne, après la relative placidité du métronome dans l'Allegro scherzando. Le finale, Allegro vivace, ne dément pas le plaisir, non exempt de sérieux, que les pupitres du Philharmonischer Staatsorchester ont avec un des grands classiques en marge des totems beethovéniens. La grande salle de l'Elbphilharmonie – dans une esthétique pas si éloignée de la Philharmonie de Paris et d'autres salles récentes – se fait le carrefour des musiques d'hier et d'aujourd'hui : les célébrations du cinquième anniversaire, qui se prolongent pendant une semaine, ne diront pas le contraire.
GC