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Chroniques
Troisième Concerto de Bartók par Boris Giltburg
Antony Hermus dirige l’Orchestre national de Lille
Le programme qu’Antony Hermus dirige ce soir à Lille se penche sur un quart de siècle que sans exagérer l’on dira tourmenté – au moins ! Ainsi la Dixième Symphonie de Chostakovitch fut-elle écrite en 1953, l’année même où, après environ trois décennies, prenait fin le règne de Staline ; ainsi encore le Troisième Concerto de Bartók est-il le chant du cygne d’un créateur que la leucémie épuise, conçu à partir de 1944 loin de la vieille Europe dévastée et de sa chère Budapest dont il avait fallu s’exiler ; ainsi, toujours, de Neues vom Tage, l’opéretteimaginée par Paul Hindemith en 1928 et porté sur la scène berlinoise (Krolloper) au printemps suivant, soit trois mois et demi avant le Jeudi noir de Wall Street (24 octobre 1929) qui précipiterait l’Allemagne dans l’abîme nazi.
Le 8 juin 1929, c’est Otto Klemperer qui mène la première de Neues vom Tage [lire notre chronique du 17 décembre 2009], un chef aujourd’hui connu pour ses gravures mahlériennes mais qui œuvra avec ardeur à défendre, en son temps, la modernité. Avec ses accents volontiers jazzy, l’Ouverture de cette pièce un brin zinzin dut sans doute défriser plus d’un frisé avant même l’avènement des pires d’entre eux à la tête du pays ! Avec la tonicité requise quoique dans un grand soin de la couleur et la dynamique, l’Orchestre national de Lille, sous la baguette athlétique d’Hermus, signe une lecture pétillante. On admire le fin dosage entre les parties de clarinettes, piccolo, hautbois et violoncelles/contrebasses, on apprécie la danse narquoise du troisième épisode, traversée d’une certaine urgence où les cuivres sont conviés comme pour un enterrement circassien, enfin la mélodie de hautbois qui donne naissance au contrepoint de la dernière section, proche de ce qu’Eisler et Weill (entre autres) écrivaient au même moment. Saluons le bassoniste Jean-Nicolas Hoebeke pour son tendre solo du deuxième mouvement.
À la phalange lilloise et au chef néerlandais se joint le pianiste israélien Boris Giltburg auquel revient la partie soliste du Concerto n°3 Sz.119 de Béla Bartók, page inachevée, le compositeur, qui avait sagement planifié ses heures de travail de manière à ménager le peu de forces que lui accordait la maladie, s’étant éteint dix-sept mesures avant l’accomplissement – son ami Tibor Serly, altiste et compositeur, terminera donc l’orchestration. La lumière heureuse du thème pianistique de l’Allegretto engendre un sourire triste, malgré le bel enthousiasme dont il fait preuve – la belle Ditta Pásztory, l’épouse à laquelle fut dédié cet opus, jamais ne le put jouer, d’ailleurs… La sonorité claire que cultive Giltburg favorise une perception optimale des notes répétées, redoutables dans ce concerto pourtant réputé comme le moins difficile des trois bartókiens. Tout juste pourra-t-on émettre une réserve quant à l’approche d’Hermus où s’affirme un je-ne-sais-quoi de performatif à la Rachmaninov qui ne sied guère à cet univers plus réservé. C’est en revanche du bout de l’archet qu’est abordé l’Adagio religioso, sans emphase, laissant tout loisir au pianiste de déposer la nudité du choral comme tombe un arrêt du sort. La souplesse de l’énergie rêveuse, échappée dans un volettement d’oiseaux joueurs, cède le pas au tragique de ce mouvement, ici très haut porté. Et l’éclaboussure liminaire de l’Allegro vivace d’alors radicalement chasser ces humeurs ombrageuses ! La délicatesse de l’exposition du fugato mène bientôt au déploiement jouissif du pianiste, idéal dans la réminiscence néoclassique. Pour l’ultime Bartók, il faut détenir une palette d’exception, à la fois expressionniste, Bauhaus, néobaroque, voire romantique et même Art Déco : Boris Giltburg possède tout cela. Heureux du bel accueil que lui fait une salle néanmoins peu peuplée, l’artiste offre une interprétation infiniment sensible de l’Étude en mi majeur Op.8 n°5 de Scriabine (1895).
Accusé de formalisme – crime honteux dont personne, pas même parmi les accusateurs soviétiques, ne sut jamais produire de réelle définition, comme s’en est amèrement moqué Rojdestvenski [lire notre critique de l’ouvrage de Bruno Monsaingeon] –, Dmitri Chostakovitch retrouve après la Seconde Guerre mondiale l’adversité officielle à laquelle il avait été en butteavant le désastre : de même que, son extrême pruderie choquée, Staline, paradoxalement employeur de l’érotomane Beria, avait fait interdire l’opéra Lady Macbeth de Mzensk en janvier 1936, ce Grand guide des peuples1 afficha son courroux à l’encontre du compositeur à la création de sa Neuvième Symphonie, à l’automne 1945, dont la prétendue légèreté lui semblait ne point convenir à la commémoration des sacrifices de la Grande guerre patriotique. Résultat ? Si Chostakovitch n’est pas expédié aux Solovki2, sa musique n’est plus jouée. Dans ses tiroirs s’accumulent tant et tant de papier ligné qui n’en sortirait qu’après la mort du dictateur (5 mars 1953). Ainsi de la Symphonie en mi mineur Op.93 n°10, créée par Evgueni Mravinski à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Leningrad in loco, le 17 décembre 1953.
Antony Hermus fait naître de fort loin le chant des cordes graves, d’inspiration orthodoxe traversé par un souvenir thématique de L’oiseau de feu (Stravinsky), en ouverture du Moderato, infiniment dolent. Une fois posé le décor de la symphonie, la puissance, âpre, rugueuse même, n’intimide guère le chef qui, au contraire, la sculpte avec une hargne musclée et incroyablement endurante. Le mouvement se révèle peu à peu martial, pompeux mais encore insidieux… comme l’URSS de l’époque, tout simplement. Si l’on peut parler de musiques américaines à propos de Schönberg, Rachmaninov, Bartók et de tant d’autres, y compris le jeune Prokofiev avant qu’il se fourvoie en revenant au pays, dans le cas de Chostakovitch il s’agit d’un exil intérieur, comme le fut l’ennemi ; aussi pourrait-on presque parler d’une musique de nulle part. Après ce premier chapitre remarquablement tenu, le galop infernal de l’Allegro, intense et bref,distribue ses acerbes stridences. Au fil de traits solistiques tous parfaitement servis, l’Allegretto démonte la machine à broyer le citoyen. Présent dans nombre de ses pages, le cryptogramme DSCH, autrement dit motif Chostakovitch, hante le quatrième mouvement de la Dixième, ce qui invita les commentateurs à le considérer ici comme l’affirmation de la survie du compositeur, Staline enfin mort. Passé l’Andante dépouillé, grave, où l’on goûte plusieurs soli, dont celui, suprêmement gracieux, de Clément Dufour à la flûte, un Allegro aérien contredit toute désolation, frémissant d’une vie indicible, jusqu’au lyrisme assumé des cordes dans la foulée de l’apogée du climax – réminiscence de Mahler que le Russe affectionnait tant. Toutefois, le triomphe final reste aigre-doux.
La qualité d’écoute surprend dans un Nouveau Siècle que les affolements étatiques face au Covid-19 pourtant moribond vident d’une bonne moitié de sa capacité d’accueil – nulle restriction de jauge, mais la fermeture de certaines classes scolaires au moindre frémissement viral entraîne une désertion des salles de concerts, comme c’était aussi le cas hier à la Cité de la musique [lire notre chronique de la veille]. Reclus chez soi, seul ou en famille, le citoyen est assurément un bon citoyen dans notre bien cher pays…
BB
1 великий вождь народов
2 située dans la baie d’Onega, en Mer Blanche, les îles Solovki abritaient les camps de détention de l’URSS et sont, à ce titre, réputées sous l’appellation d’archipel du goulag