Chroniques

par françois cavaillès

Wolfgang Amadeus Mozart | Le nozze di Figaro, version de concert
Florian Boesch, Anett Fritsch, Robert Gleadow, Nikola Hillebrand, etc.

Kammerorchester Basel, Basler Madrigalisten, Giovanni Antonini
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 26 mars 2025
Giovanni Antonini joue LE NOZZE DI FIGARO au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© federico emmi

Dernier grand cinéaste hollywoodien vivant, artiste franc-tireur féru de musique classique, John McTiernan se moque des genres et des chapelles. Ainsi entre le septième art et l’opéra, l’invité d’honneur de la Cinémathèque française au début du mois établit plutôt un lien vivant très fort et bien particulier. L’art lyrique lui vient en effet de son père, jeune blessé de guerre revenu aveugle du Pacifique, qui reçut la piqûre de l’opéra mieux qu’en remède pour se marier, devenir avocat, puis père d’une petite famille qu’il emmenait tous les étés en festival pour l’écouter chanter de sa voix de basse... Formidable refuge, belle vocation à un nouveau départ dans la vie, auxquels McTiernan Jr. rendit hommage à l’écran, notamment dans Last Action Hero (1993) – le plus personnel et le plus incompris de ses films (à sa sortie) – lorsque le rôle-titre découvre, bouleversé par l’intuition d’une immense source de bonheur, l’Ouverture du premier dramma giacoso mozartien, Le nozze di Figaro. Depuis 1786, l’opéra de la générosité semble même donné en partage ; il est propulsé, ce soir, avenue Montaigne, en version de concert, par une distribution de haut vol.

La valeur de l’entraide paraît diffusée au mieux à travers l’Acte II, par les femmes surtout (et la Comtesse en particulier) et de manière universelle. Déjà dans le Prélude de ce deuxième temps de la folle journée se distinguent calme et agitation, qui se ressemblent étrangement. De mêmes symétrie et complémentarité, il correspond à la plénitude de l’air d’entrée de la Comtesse – Porgi amor, chant solitaire de maturité par le fier soprano Anett Fritsch, par ailleurs non dénué d’humour –, l’énergie démoniaque du final, au rythme martial et sous les éclatantes couleurs du Kammerorchester Baseldirigé par Giovanni Antonini (photo). Par semblable élan, l’épouse Almaviva, affligée par la trahison, verse plutôt dans l’ironie lucide et dissipe ses larmes mélancoliques sur les « maris modernes : par principe infidèles, par goût volages et, par orgueil, tous jaloux » auprès d’une Susanna bien remontée. Au III, leur duo Sull’aria atteindra le pur équilibre. La dramaturgie de Da Ponte, inspiré par Beaumarchais, est sans mise en scène revalorisé par l’entièreté des personnages. Ainsi la finesse et le naturel des propos sceptiques tenus par les deux compagnes de misère ressortent-ils bien face au bagout de Figaro, qu’excite soudain son tout dernier plan.

À cet étourdissant jeu de théâtre, il faut reconnaître le rayonnement exceptionnel de la soubrette incarnée avec beaucoup d’allant par le soprano Nikola Hillebrand, fringante et souriante. De plus Robert Gleadow, baryton-basse gourmand à l’indubitable dynamisme, relève les airs de son fiancé à point nommé et brille tout particulièrement dans Non più andrai, fondant sur le public en cheval de bataille pour une longue ovation. Mais si un air détient comme un sort fatal le secret du bonheur, susurré d’abord par les anches doubles en un mélodieux ver d’oreille, il s’agit de Voi che sapete, adroitement modulé par le mezzo Anna Lucia Richter. Pénétrons plus en profondeur l’intelligente empathie du II, dans le final buffo en cache-cache, difficile à imaginer au concert. Sur la trace chorale solaire des Basler Madrigalisten, une formidable page se tourne. Le délicieux trio en menuet devient, à l’unisson, plus moralisateur. Sur les vives émotions partagées s’élève toute une philosophie du bien-vivre-ensemble. À cette force du bon vouloir pour obtenir la grâce du Comte, le factotum s’ajoute dans un magistral déséquilibre. À son paroxysme, la pression de l’intrigue, aussi démente que cohérente à son paroxysme, fait répliquer à Figaro : « Mente il ceffo, io gia non mento » (C’est mon air qui ment, pas moi). De même, le jardinier Antonio se montre-t-il fort tourmenté et virtuose à sa manière, grâce au baryton Riccardo Novaro également excellent Bartolo, tant comique que lyrique, dans une vendetta hardie de forbans quant à la fosse.

L’esprit de troupe, la chaleur de l’action et les honneurs de l’orchestre ne font que croître au troisième acte. S’y insère de manière idéale le Comte campé par le baryton-basse Florian Boesch, dans le bouleversant duo avec Susanna. Qui est vulnérable ? Qui est malicieux ? L’un réside dans l’autre – ainsi va l’esprit humain, autant s’en amuser et le vivre bien. Cela dit avant l’air de la vengeance, puis les délirantes révélations familiales en sextuor tutti frutti, incluant les intenses bégaiements du ténor Joshua Spink en Curzio, aussi bien qu’au IV figure l’émouvante addition du soprano charnu de Shinyoung Kim en gracieuse Barbarina. L’envol du petit rossignol est bien sensible et, en savourant le caractère bien trempé de la Marcellina espiègle et volubile du mezzo Anna-Doris Capitelli, il s’est sans doute opéré au passage, sous l’action sans relâche de l’orchestre bâlois, une transsubstantiation de l’énergie lyrique positive, dans le sens de la solidarité évoquée par le Prélude. À Mozart (et Da Ponte), reconnaissons avec McTiernan des « pockets the size of Texas ».*

FC

* « des poches de la taille du Texas », qui est le plus grand des quarante-huit États-Unis contigus d’Amérique