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Chroniques
Wozzeck
opéra d’Alban Berg
La mise en scène de Franziska Angerer fait basculer l’opéra d’Alban Berg et le drame de Büchner dans un territoire archaïque où misère, violence et folie s’épousent en un rite collectif de purification. Loin du naturalisme social auquel souvent l’on associe l’œuvre, cette lecture transfigure la tragédie du soldat humilié en cérémonie tribale où la communauté entière se déguise pour assister au sacrifice. Silhouettes vêtues de peaux, masques à cornes, ramures et croix calcinées évoquent d’emblée les carnavals alpins (Perchtenlauf, Tschäggättä, etc.) qui par le vacarme exorcisent le monstrueux et le mal. Sur la scène basse-saxonne, métaphoriser le désastre est la fonction du folklore : ainsi Angerer anthropologise-t-elle la société d’aujourd’hui. Loin de protéger contre le mal, les masques en sont le visage. L’univers visuel, que signent Mirjam Stängl (décor) et Miriam Grimm (costumes), fait du plateau un champ de ruines sacrificiel dont, suspendues dans la brume, les structures noircies figurent les restes d’un monde brûlant ses exclus pour se maintenir debout. Dès lors, la mise en scène prend littéralement au mot la phrase de Büchner : « Le pauvre Wozzeck n’a pas de vertu, il n’est qu’un homme comme nous », en répondant que non, Wozzeck est l’homme que nous sacrifions pour rester vertueux.
„Niemand
zeugt für den
Zeugen“ 1
Plutôt qu’un décor de misère, c’est un théâtre primitif que convoque la scénographie. Franziska Angerer révèle la violence structurelle que la société reproduit comme un rite, un sacrifice où s’entend, vive, la critique adornienne – « Tout entière, la terre, entièrement éclairée, resplendit sous le signe du malheur triomphal » 2 – : en prétendant dominer la nature, la raison se retourne en outil de domination des hommes. Le monde rationnel du capitaine et du médecin – celui de la hiérarchie, de l’ordre militaire et de de la science – apparaît ici comme une tribu sauvage déguisée en civilisation. L’irrationnel ne s’oppose plus à la raison, puisqu’il en est l’ombre portée. Pour ce faire, rien de mieux que de donner le rôle central à la jeunesse : le chœur d’enfants, dirigé par Mike Garling. Au début du spectacle, les petits lisent des journaux, exécutant une gestuelle codifiée qui les exclut du groupe s’ils se trompent ou s’y soustraient. Faussement innocent, ce terrifiant jeu de dressage condense dès l’enfance la naissance de la hiérarchie et de la violence sociale. Voix de la communauté, le Chor des Staatstheaters Braunschweig, qu’a préparé Johanna Motter, n’est plus témoin du drame rituel, il en est le moteur, ses masques appliquant dans la tourmente concrète l’idée d’un monde où adhésion exige déshumanisation. De cette nation pervertie, l’agneau mené à l’abattoir, le résidu qu’il faut consumer pour maintenir l’ordre, le bouc émissaire totémique qui symbolise l’adornienne vérité de l’inadaptation 3 s’appelle Wozzeck.
„Mit wechselndem Schlüssel
schließt du das Haus auf, darin
der Schnee des Verschwiegenen liegt“ 4
Et Scott Hendricks d’incarner un Wozzeck terrien et spectral [lire nos chroniques de La Gioconda, Siberia et Das Rheingold]. Tremblant, son corps sale contraste avec la meute sylvestre qui l’entoure. Plusieurs tableaux le montrent agenouillé devant un fétiche fiché sur un pieu, selon un geste qui peut être prière, délire ou soumission. Une sorte de culte du malheur s’élève là, où le suppliant s’adresse à une divinité qu’il engendre en la subissant. Quand il tue Marie, ce n’est pas seulement sa compagne qu’il supprime mais l’image féminine de ce double monstrueux, idole païenne du désir et de la faute. Tissée de formes closes (passacaille, fugue, suite) – pour ne point dire forcloses – la musique de Berg redouble cette structure rituelle, chaque scène fonctionnant comme segment d’une liturgie répétitive où la conscience s’épuise à rejouer l’inévitable. À la souffrance elle impose son architecture d’une rigueur glaçante décrite par le philosophe francfortois comme le reflet exact de la société moderne : la liberté individuelle s’y consume dans la nécessité formelle 5. Wozzeck ne parle pas, il est parlé par la structure. Ici, il est enfermé dans l’espace charbonneux et géométrique qui prédétermine chaque mouvement, et à mesure que sur lui s’abat le Staatsorchester Braunschweig, mené avec une implacable clarté par Srba Dinić, le plateau se vide, jusqu’à la disparition de sa dépouille dans la brume. À l’opposé d’une emphase expressionniste, le chef serbe construit un continuum où chaque dissonance respire. Taillées au fauchard, les cordes tissent la cendre, tandis que piaulent les bois comme mécanisme d’horloge au point de rupture, les cuivres bondissant en rafales telluriques. Aussi la musique ne soutient-elle pas l’action, elle l’absorbe, déformant le réel en son onde cauchemardesque. La perfection se déploie dans les interludes. onde cauchemardesque.
„Schwarze Milch der Frühe, wir trinken dich nachts...“ 6
Dans son roman, Steve Sem-Sandberg reprend le matériau de Büchner et une documentation historique rigoureuse pour en faire une parabole européenne. Son Woyzeck erre dans un continent en ruines, hanté par les guerres napoléoniennes, les camps, les idéologies 7. Comme pour Adorno, la modernité ne se distingue pas de la barbarie : elle en est la continuation par d’autres moyens. W. – initiale, non-nom, effacement, ou l’initiale du destin de tous, d’une humanité qui ne sait plus distinguer la guerre du quotidien – désigne l’homme broyé par la machine du pouvoir et réduit au symptôme historique. De son côté, Angerer réactive ce même geste : elle transforme Wozzeck en théâtre de la mémoire européenne, avec ces masques aux bois tordus pour descendants des casques du champ de bataille, ces fourrures pour loques d’uniformes ; elle mythologise la répétition où la guerre est rituelle et guerrier le rituel. Chez l’écrivain norvégien (d’expression suédoise) comme chez elle, la folie du rôle-titre n’est pas pathologique mais symptomatique : charnier sublimé, le monde délire, pas lui.
Les Soldats – Marcellus Mauch et Krzysztof Gasz – ouvrent la marche, de leur voix compactes au grain métallique, piliers d’un ordre brutal. Le timbre presque enfantin du Fou d’Yuedong Guan, figure prophétique et conscience dédoublée du héros, trace une ligne lumineuse. Les Compagnons Sungjun Cho et Zachariah N. Kariithi mêlent gouaille et cynisme ; leurs éclats grotesques posent le rire en masque sociable. Fermement campé par Valentin Ruckebier, le Docteur découpe l’allemand avec une précision chirurgicale : son positivisme est scalpel, expérimentation la parole. Face à lui, le capitaine de Matthew Peña distille une acide fierté grâce à un timbre nasal qui érige le sarcasme en ustensile du despotisme [lire nos chroniques de Die Gespenstersonate et de Sleepless]. Marius Pallesen livre un Tambour-major flamboyant qui exhibe une robustesse vocale démoniaque : voici la brutalité prédatrice et séduisante qui entraîne Marie à sa perte. À Margret, Marlene Lichtenberg offre un chant sombre, terreux, compassion muette de cette humanité sacrifiée. L’Andres de Peter O’Reilly oppose à la frénésie ambiante une douceur presque pastorale, ultime vestige de tendresse. Quant au soprano Isabel Stüber Malagamba, sa Marie bouleverse d’une voix mordorée dont l’expressivité blessée oscille entre lascivité et contrition. Chaque phrase naît d’un combat intérieur, brisant le fil du sonore en berçant son Bub (Shayan Das)– une imploration chavirée en cri. Enfin, Scott Hendricks offre un Wozzeck d’une intensité hallucinée. Son baryton profond épouse la langue comme un corps en lambeaux, via le souffle râpeux du Sprechgesang.
„Der Tod ist ein Meister aus Deutschland“ 8
La démonstration magistrale de cette autopsie du rituel social évoque à la fois bûcher, théâtre et autel, soit toujours un espace d’où l’on regarde mourir pour ne point voir sa propre mort. Là réside peut-être la portée la plus adornienne de ce Wozzeck qui n’est pas catharsis mais bien retour du refoulé culturel, dont témoigne un art résolument non ornemental – « Toute œuvre d’art authentique est la ruine d’une utopie » 9, avança celui qui voyait en Berg le seul musicien à savoir exprimer la douleur sans la convertir en beauté 10. Aux flammes, c’est toujours le même corps que livre chaque époque sans que jamais l’humanité s’en trouve libérée du mal : celui du pauvre, du fou, du simple, du trop humain, et c’est aussi le propos de Sem-Sandberg au W. duquel le spectacle répond comme miroir et tombeau où se mire le public rendu par-devers lui complice.
Dernière image : le Leipzigois Johann Christian Woyzeck (1780-1824) allongé, et derrière lui, son œil projeté sur l’écran. Voilà qui condense l’ultra-surveillance, la boucle infinie du regard, la subjectivité dissoute. Le soldat, qui par son crime a érigé en religion la violence qu’il subit, est celui qui voit trop clair dans l’obscurité commune. La force de cette production fait oublier nombre de Wozzeck vus par le passé, et parmi ceux-ci, pourtant, de fort réussis. C’est qu’ici, quelque chose d’autre, totalement inédit, entre dans la danse. Chapeau bas !
BB
1 « Personne
ne témoigne pour le
témoin »
in Paul Celan, Aschenglorie, du recueil Atemwend
2„Die vollends aufgeklärte Erde strahlt im Zeichen triumphalen Unheils“
in Theodor Wiesengrund Adorno et Max Horkheimer,
Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, 1944
3 „Die Anpassung ist das Übel, die Unangepasstheit die Wahrheit“
soit « L’adaptation est le mal, l’inadaptation est la vérité »
in Theodor Wiesengrund Adorno, Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben, 1951
4 « Avec une clé changeante
on ouvre la maison
où se cache la neige du secret »
in Paul Celan, Psalm, du recueil Sprachgitter
5 „In der musikalischen Form erweist sich die Notwendigkeit des Schmerzes“
soit « Dans la forme musicale se manifeste la nécessité de la douleur »
in Theodor Wiesengrund Adorno, Philosophie der neuen Musik, 1949
6 « Lait noir de l'aube, nous te buvons la nuit... »
in Paul Celan, Todesfuge, du recueil Mohn und Gedächtnis
7 Steve Sem-Sandberg (1958–), W.,2019
traduction française d’Hélène Hervieu sous le titre W. ou la guerre, 2022
8 « La mort est un maître venu d’Allemagne »
in Paul Celan, Todesfuge, du recueil Mohn und Gedächtnis
9 „Jede echte Kunst ist die Trümmer einer Utopie“
in Ästhetische Theorie, 1970 (Op.Posth.)
10 „In Bergs Musik wird der Schmerz nicht sublimiert, sondern in seiner Wahrheit gezeigt“
soit « Dans la musique de Berg, la douleur n’est pas sublimée mais donnée dans sa vérité »
in Theodor Wiesengrund Adorno, Philosophie der neuen Musik, 1949
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