Chroniques

par katy oberlé

Wozzeck
opéra d’Alban Berg

Teatro La Fenice, Venise
- 23 octobre 2025
À Venise, un WOZZECK "Neue Sachlichkeité... chanté en Italien !!!
© michele crosera

C’est dans un climat électrique que La Fenice a levé son rideau sur Wozzeck. Dans la fosse, Markus Stenz taille dans le vif. Et quel coup de scalpel ! Le chef allemand, familier de la musique d’Alban Berg et du répertoire contemporain aux architectures souvent acérées [lire nos chroniques de Concerto à la mémoire d’un ange, L’Upupa, Polifonica-Monodia-Ritmica, Wozzeck, Die Gezeichneten et Fin de partie], cisèle la partition avec une précision implacable : tempi nerveux, contrastes vertigineux, un relief constant entre l’ombre et l’éclat. L’Orchestra Filarmonica della Fenice répond avec un engagement admirable, trouvant sous cette baguette un grain expressionniste qui ne lui est pas pourtant habituel. Les artistes du Coro, préparés par Alfonso Caiani, participent magnifiquement de la réussite musicale, porteurs d’un souffle collectif qui transcende la fable.

Mais chanter Wozzeck en italien ?... Sottise absolue. L’opéra y perd sa texture : la scansion germanique, les attaques rauques, les consonnes qui tranchent comme des lames. L’italien lisse et adoucit, enveloppant ce qui devrait heurter. Il contredit la musique, l’univers de Büchner et jusqu’à la tragédie de classe qui s’y joue. Wozzeck n’est pas un mélodrame mais la dissection de la misère qui n’a rien d’une lamentation vériste.

La mise en scène de Valentino Villa situe l’action dans une ville de toile des années vingt du siècle passé, dont se montrent les toits découpés dans le ciel rouge, les silhouettes à contre-jour que le décor de Massimo Checchetto fait sortir d’une toile Neue Sachlichkeit [lire notre chronique de La sonnambula]. Les lumières de Pasquale Mari peignent la suie et le brouillard, tandis que les costumes d’Elena Cicorella ancrent la misère dans un quotidien gris, militaire, tangible [lire notre chronique d’Otello]. Les scènes de foule sont d’une efficacité redoutable : elles rétablissent le contexte politique, cette société d’oppression où l’armée, la hiérarchie, la pauvreté se confondent en une même aliénation. Le bal des humiliations, orchestré par le Capitaine, le Docteur et le Tambour-major, prend la mesure d’une violence structurelle. Tout y est ordre, contrôle, domination – et derrière les corps, le peuple regarde et tremble.

Dans ce cadre, le belcantiste émérite Roberto De Candia livre un Wozzeck bouleversant. Voix taillée dans la fatigue, gestes lourds, intensité de jeu constante signent une incarnation d’autant remarquable que le baryton sort de sa zone de confort [lire nos chroniques d’Il turco in Italia, Il signor Bruschino, Falstaff, L’Italiana in Algeri, Pietro il grande, La forza del destino et Don Pasquale]. Lidia Fridman, Marie ardente, projette une lumière crue à l’aide d’un timbre métallique, d’émission directe, parfois brute, comme l’œuvre elle-même [lire notre chronique de Macbeth]. Manuela Custer campe une Margret à la compassion rugueuse, admirable de vérité simple [lire nos chroniques d’Orlando finto pazzo et de Madama Butterfly à Macerata puis à Rennes]. Les persiflages du Docteur d’Omar Montanari et du Capitaine de Leonardo Cortellazzi font mouche, l’un distillant le sadisme et l’autre la veulerie [sur le second, lire nos chroniques d’Idomeneo, La clemenza di Tito et Les brigands]. En Andres, Paolo Antognetti demeure plus discret [lire notre chronique de Jérusalem]. Quant à Enea Scala [lire nos chroniques de La vera costanza, Mosè in Egitto, Caterina Cornaro, La Juive, Maria Stuarda, Armida, Viva la mamma, Le duc d’Albe, Semiramide, Guillaume Tell, Otello et Ermione], il déploie en Tambour-major tout le magnétisme d’un insolent sex-appeal : comment Marie n’aurait-elle pas succombé à un tel homme ?

Ainsi va ce Wozzeck vénitien : tranchant comme une lame sous microscope, magistralement conduit par Markus Stenz, mais rendu bancal par le choix linguistique le plus malencontreux qu’on ait vu depuis longtemps. Cela dit, dans toutes les langues coule le sang du crime.

KO