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Zápisník zmizelého | Journal d’un disparu, opéra de Leoš Janáček
La voix humaine, opéra de Francis Poulenc
Au Teatro Nazionale de Rome, vaste vaisseau moderniste-liberty né sous l’appellation de supercinema et inauguré le 19 février 1925, à deux pas du Costanzi, Andrea Bernard a choisi de faire résonner deux monologues de la solitude : Journal d’un disparu de Leoš Janáček et La voix humaine de Francis Poulenc. Deux chambres d’un même hôtel, séparées par une cloison, suffisent. Un écho d’Édith Piaf, que le compositeur français appréciait tant (de même que le poète du livret qui écrivit Le bel indifférent pour la chanteuse), traverse le mur comme un fil ; l’amour y passe et se défait. La scénographie d’Alberto Beltrame, boîte neutre et précise, soutenue par les lumières glacées de Marco Alba et les costumes discrets d’Elena Beccaro, condense le temps et l’espace. Deux êtres parlent seuls, et cependant, l’un répond à l’autre.
La radicale intimité de cette soirée tient d’abord au choix du piano seul. Donald Sulzen, partenaire idéal, transforme son clavier en respiration dramatique, en contre-chant des voix. Dans Journal d’un disparu, la simplicité du timbre se fait brûlure. Dans La voix humaine, elle sculpte les silences, met à nu le vertige de l’autre-bout-de-la-ligne. Le dépouillement rapproche ces deux univers pourtant séparés par quatre décennies : le jeune paysan morave fuit, persuadé que son amour pour la bohémienne le condamne ; là, la femme abandonnée parle à l’absent. Nous sommes face à deux solitudes que tout oppose mais que la scène unit sous le signe d’une même impossibilité de communiquer.
Ténor ardent, Matthias Koziorowski incarne Jan avec une franchise et une tension qui se concentrent au bord du cri. Veronica Simeoni, Zefka de bronze et de chair, pare la brièveté de son rôle d’une sensualité presque douloureuse [lire nos chroniques d’Aida, Requiem et Les Troyens]. Et puis vient Anna Caterina Antonacci, seule au téléphone, avec sa propre voix, de marbre et de fièvre. On ne dira jamais assez la clarté royale de sa diction française, tellement primordiale dans ce type d’ouvrage. Déjà inoubliable à Liège dans la mise en scène de Ludovic Lagarde [lire notre chronique du 27 janvier 2016], elle atteint aujourd’hui une intensité qui tient de la confession. Chaque souffle est alors presque une phrase à lui seul, chaque silence un abîme. « J’ai voulu être folle et avoir un bonheur fou », lui fait dire Jean Cocteau : folie, sans doute, de croire qu’un fil suffirait pour retenir l’amant qui s’en va pour toujours dans les bras d’une autre.
Dans cette mise en abyme du verbe, Andrea Bernard prolonge son exploration d’obsessions déjà observée [lire nos chroniques de La traviata, Lucrezia Borgia et Don Carlo].Dans sa Francesca da Rimini vue quelques jours plus tôt à Turin, déjà la passion se heurtait aux murs du destin [lire notre chronique du 14 octobre 2025]. Il confirme également sa science de la direction d’acteur, via des gestes millimétrés, des regards suspendus, tout un théâtre de proximité au cœur d’un grand volume. Car là est bien le paradoxe de son spectacle : jouer l’intimité dans la vaste nef de cet édifice conçu par les architectes Arnaldo Foschini et Attilio Spaccarelli, bientôt très liés au régime mussolinien et à sa politique de grands travaux – dont le siège du parti fasciste (Palazzo della Farnesina), l’Istituto Nazionale delle Assicurazioni ou encore le nouvel aménagement Vatican/Borgo/Via della Conciliazione –, un régime qui n’avait cure de l’intime et même de l’individu. Pareil contraste aiguise l’écoute, et les gens se penchent, littéralement, vers la voix, dès lors miroir, puisqu’elle fait résonner nos propres solitudes connectées, nos amours par écran interposé, nos ruptures expédiées par SMS ou WhatsApp, en ce temps où l’on drague et l’on se largue d’un instant à l’autre et sans un son, souvent même sans avoir baisé en vrai (c’est ainsi qu’il faut parler, non ?).
La musique redonne un corps, un souffle, une chair à ces échanges perdus, à ces êtres égarés, délaissés. Alors la parole retrouve sa place : un organe, l’instrument de deux solitudes ici placées côte à côte. Le Rione Monti entier retient sa respiration, mais non, le téléphone ne sonne plus.
KO
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