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Chroniques
Zaide | Zaïde
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
Combien de fois Mozart prête-t-il sa plume à une cantatrice incarnant une belle lointaine, la prisonnière du tyran, rival du jeune héros ! Avec Zaide, inspirée d’une pièce allemande de 1777, Das Serail, oder Die unvermuthete Zusammenkuft in der Sclaverey zwischen Vater, Tochter und Sohn, tout cela put commencer vers 1779 ou 1780, période de composition présumée du Singspiel en deux actes, connu, en dépit de son inachèvement, grâce au joyau Ruhe sanft et pour avoir servi d’esquisse à Die Entfürhung aus dem Serail, turquerie plus conséquente de 1782, complète cette fois, et joyeuse. Le jeune compositeur a brisé la vitre et saisi chez ses hôtes Weber, contre les avis paternels, la main de Konstanze, l’une des demoiselles à voix.
Zaide porte le nom de son seul personnage féminin, via un titre laissé par l’acheteur de la partition, Johann Anton André, bien après mort de Mozart. C’est dans une conception confiée à une équipe scénique entièrement féminine qu’en 2023, une nouvelle production française est présentée à Rennes, puis ce printemps à l’Opéra Grand Avignon, dans le cadre d’une saison placée sous le signe des Femmes.
Au lever du rideau, le drame s’ouvre dans de houleuses ténèbres. À la place du chœur d’esclaves prévu par l’œuvre – sur cette sombre île rocailleuse campée par le décor d’Irène Vignaud, dotée d’une lueur nuageuse, à son heure gothique, que réalise Julie Lola-Lanteri –, l’action tient en la découverte par trois indigènes adolescents, Zaide, Allazim et Soliman, du corps du jeune Gomartz, échoué à l’avant-scène. Y compris dans les deux mélodrames proposés au lieu des paroles du livret original, attribué à Johann Andreas Schachtner, il y a beaucoup de candeur dans les dialogues d’Alison Cosson et de Louise Vignaud, entre les sauvageons ébouriffés, à la dégaine animale et aux costumes destroy ménagés par Cindy Lombardi. Zaide observe Gomartz d’un œil vite amoureux, mais au sourcil inquiet de connaître la vie adulte, le vaste monde et l’autre.
Le spectacle expérimente différents genres musicaux ou artistiques. Il prétend à une portée initiatique et se situe dans un imaginaire désertique. Aussi délivre-t-il un essentiel message de paix, particulièrement bienvenu en ces temps de forte agressivité. La scène de sommeil ou de rêve est revue, l’échange autour du portrait aussi, dans le sens d’une littérature jeunesse ou d’un conte aventurier pour jeune fille au coeur pur et garçons batailleurs. Face aux doutes existentiels, un théâtre de la sincérité est assuré par des chanteurs dotés des qualités de comédiens requises à un plus haut degré sous la direction scénique exigeante de Louise Vignaud. En rien collés aux rochers, ils grimpent volontiers vers les cieux ou se cachent dans une lézarde, selon une mise en scène rappelant les débuts de l’artiste à l’opéra, sur les contreforts du Ségala [lire notre chronique de La dame blanche], mais aussi très sensible. Avant ses deux airs consécutifs et bien contrastés, la prisonnière insulaire paraît seule, en hallucinée, et ses hautes bottes pleines appellent au grand départ, en étonnante apostille à l’intrigue de Mozart et Schachtner, pour l’émancipation par la rupture.
Aurélie Jarjaye acquiesce au chant mozartien, moins par un Ruhe sanft un peu précipité qu’avec son farouche Tiger! wetze nur die Klauen de panthère et la grande largesse à exprimer la tristesse de Trostlos schluchzet Philomele, dans une séduction presque animale quant à la fin délicate de cet air difficile. Le soprano vauclusien semble enjoué de la meilleure exubérance. En Gomartz, le ténor Kaëlig Boché est une révélation [lire notre critique du CD Cartan ainsi que nos chroniques d’Il mondo della luna, Le tribut de Zamora, Hamlet et Sigurd] : frais, fougueux puis véloce et enthousiaste en vocalise dans l’air du portrait, noble ensuite dans la gratitude envers Allazim son nouvel ami. Pour incarner ce dernier en homme libéré par la nature (Nur mutig, mein Herze, versuche dein Glück), Andres Cascante offre un baryton de bonne pâte qui fait briller l’espoir [lire nos chroniques de The Exterminating Angel et de Madama Butterfly]. Ihr Mächtigen seht ungerührt devient, grâce à sa puissance et sa sensibilité, un air fort impressionnant. Débordant de ferveur, le ténor Mark van Arsdale défend avec férocité Der stolze Löw lässt nicht sich zwar zähmen et soigne bien le caractère menaçant du vilain Soliman [lire nos chroniques de Rigoletto, Ali Baba, Adriana Lecouvreur, Fando et Lis et Les pêcheurs de perles].
À la tête de l’Orchestre national Avignon-Provence, Nicolas Simon insuffle la ferme dimension épique qui traverse intensément ces aventures rocambolesques [lire notre chronique du Farfadet]. Il enveloppe les ensembles vocaux d’un lyrisme évocateur. Le grand défi a pu consister en l’insertion des trois compositions du jeune Robin Melchior qui viennent compléter la trame musicale. L’Ouverture paraît hirsute, à la manière de Danny Elfman au cinéma, mais encore élastique pour installer la tempête, enfin bien ciselée pour les accords conclusifs et le soin de lancer l’intrigue. Chamarré, l’Interlude plaît davantage par sa force dramatique et son esprit de suggestion qui traduire l’interrogation sadique de Soliman, relançant la marche des événements par un arrangement agréable. Enfin, le post-scriptum lyrique ressemble d’abord à un joli mystère, puis s’invite à Broadway dans une conclusion originale. En revanche, la créativité atteint peut-être ses limites dans l’omniprésence d’une narratrice dont les discours embarrassés et le regard très appuyé sur le drame en cours alourdissent beaucoup l’expérience – au point de représenter ce que l’humble et vaillante Zaide gagne à quitter ?... que la nature nous préserve du cynisme !
FC