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Chroniques
Alban Berg
Écrits et entretiens
Après ceux de Webern, puis, plus récemment, ceux de Schönberg, les Éditions Contrechamps proposent aujourd’hui un volume consacré aux écrits d’Alban Berg (1885-1935). Le lecteur francophone a donc accès désormais aux textes des trois compositeurs de la Seconde École de Vienne dont Philippe Albèra salue la remarquable « incorruptibilité dans une époque qui favorisa bien des compromis esthétiques, éthiques et idéologiques ». Concernant les écrits et entretiens ici réunis dans leur quasi-totalité, près d’une trentaine sont inédits dans notre idiome, c’est-à-dire que cette parution vient compléter sinon détrôner celle de Dominique Jameux (1985) – lequel s’appuyait sur le recueil réalisé par Henri Pousseur pour le Domaine musical (1957). Or, depuis l’anniversaire du centenaire de Berg, des sources importantes ont été mises au jour, relayées par des éditions critiques à Milan (1995), New York (2014) et Vienne (2023). Si l’on y ajoute la retraduction d’une prose appréciant l’incise par Georges Starobinski, musicologue et pianiste, en collaboration avec Philippe Dinkel et Martin Kaltenecker, voilà de bonnes raisons ne pas prendre cette parution à la légère.
Entre 1904 et 1910, l’enseignement de Schönberg a transformé le jeune Berg de façon profonde, et l’élève n’a eu de cesse de faire l’éloge du génie de son maître. Il faut évoquer, tout d’abord, le projet de monographie dont les éditions Otto Halbreiter attendaient la livraison, au printemps 1921. Mais les trois mois de délai requis furent insuffisants pour un homme aussi perfectionniste que Berg. Cependant, il puisa dans un manuscrit fragmentaire l’essence d’un article célébrant le demi-siècle d’Arnold : Pourquoi la musique de Schönberg est-elle si difficile à comprendre ? (1924). C’est en passant par le commentaire purement objectif que le cadet veut rendre l’art de l’aîné moins impénétrable à ses contemporains. En favorisant quelques mesures du Quatuor en ré mineur – à la suite d’autres analyses livrées, depuis 1913, de Kammersinfonie, Pelleas und Melisande et Gurrelieder –, le musicien se fait pédagogue pour éclairer la position dominante que Schönberg ne manquera pas d’assurer à la musique allemande, « pour les cinquante prochaines années », grâce à une richesse structurelle sans précédent depuis Bach. Ce faisant, il dénonce les attaques de nombreux critiques pour qui le père de Pierrot lunaire accumule cacophonies et disharmonies, en anarchiste méprisable, voire en « psychopathe ». Il est facile de voir que la mauvaise foi anime Max Kalbeck, Julius Korngold ou encore Walther Krug dont le cœur de magistrat (au patronyme si cruellement approprié) bat uniquement pour Bruckner et Pfitzner – ce dernier étant d’ailleurs taclé par Berg pour son érudition défaillante, son manque de clairvoyance, etc. Au risque d’une surenchère parfois pesante pour Schönberg, Berg profite de chaque occasion de saluer son mentor, même quand il s’agit d’évoquer son propre travail.
Comme son nom l’indique, le chapitre Berg par lui-même regroupe de nombreux textes centrés sur ses propres œuvres, dont l’incontournable Wozzeck, créé à Berlin en 1925, puis joué ailleurs (Leningrad, Prague, etc.). Là encore, son auteur se fait polémiste et satiriste, quand il s’agit de rectifier des contre-vérités contenues dans un article de presse, comme celle alléguant que son adaptation du Woyzeck inachevé de Büchner serait dépourvue de mélodie, injouable sans une version simplifiée, voire inchantable. Il se moque de chroniqueurs qui n’entendent pas Mozart, Schubert et Brahms préfigurer ce qu’ils reprochent aux Viennois de leur aujourd’hui – raillerie qui demeure consciente que ces censeurs sont dangereux car réputés sinon populaires. Le terme atonal revient donc souvent sous sa plume au début des années trente, « ce mot qui restera éternellement étrange pour les vrais musiciens ».
Riches en exemples musicaux venant étayer les différents arguments de l’Hietzinger, ces chapitres sont encadrés par un premier qui dévoile des tentatives littéraires de jeunesse (poésie, théâtre, etc.) et un dernier témoignant d’une affection pour des personnalités diverses du monde musical : ses collègues Křenek, Schreker et Zemlinsky, l’éditeur Emil Hertzka, le chef d’orchestre Willem Mengelberg, l’écrivain Karl Kraus, sans oublier quelques lieux estimables tels la Volksoper de la Währinger Straße et l’Opéra de Francfort. Enfin, il faut absolument évoquer les deux prospectus conçus en 1919, pour susciter des abonnements à la Société d’exécutions musicales privées de Vienne – plus de cent cinquante pièces alors récentes jouées sur trois saisons. On en constate l’exigence de professionnalisme (répétitions d’orchestre ad libitum, exclusion des virtuoses) alliée à des expériences d’écoute (audition répétée, programme anonyme) qui font penser que l’idéalisme d’un Boulez, par exemple, put se nourrir de cette rigueur-là.
LB