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Chroniques
Angelo Orcalli
Hugues Dufourt – Les Continents d’après Tiepolo
Quelques mois après l’analyse de Professor Bad Trip de Romitelli [lire notre critique de l’ouvrage], un autre enseignant en musicologie à l’Université d’Udine vient enrichir la collection de poche des éditions Contrechamps. Il s’agit d’Angelo Orcalli, de formation scientifique et philosophique, connu pour avoir supervisé l’édition critique des œuvres électroniques de Maderna et de Nono. Aujourd’hui, il partage sa connaissance de la musique d’Hugues Dufourt à travers Les Continents d’après Tiepolo, une série de quatre partitions pour ensemble – auquel s’ajoute parfois un piano –, conçues entre 2005 et 2016.
Pour introduire son étude en deux parties, Orcalli s’attache aux débuts du compositeur, dans un monde intellectuel, technique et musical en ébullition. Dans les années soixante-dix, la pensée structurale se heurte à d’autres catégories et méthodes de recherche (théorie des fractales, chaos déterministe, etc.), tandis que l’ordinateur gagne les studios d’enregistrement, avec son cortège d’instruments électro-acoustiques et électroniques (ondes Martenot, modulateur, synthétiseur, etc.). Pour Hugues Dufourt, il est clair que l’apparition de nouvelles sonorités contraint à des attitudes mentales inédites, telles qu’« arracher le timbre à son caractère subalterne ou anecdotique » et « s’aventurer dans les franges obscures du son » – voire « dans le domaine des ambivalences, des incertitudes », ainsi qu’il désigne le territoire exploré par Jean-Claude Risset, confrère estimé à l’instar d’autres pionniers (John Chowning, par exemple).
Citons encore le musicien qui, troublé par un tableau du Vénitien Giorgione, se posa une question centrale dans son cheminement : « Comment suggérer, avec des sons, cette matérialisation de l’effroi par l’imprégnation et la fluence ? ». Mettre en relation l’œil et l’oreille n’est pas neuf, mais chez Dufourt, dont le catalogue compte, en près d’un demi-siècle, une trentaine de titres évoquant peintures, gravures et sculptures, cela s’enracine de façon particulière [lire nos chroniques de La Tempesta d’après Giorgione (1977), Les chasseurs dans la neige d’après Bruegel (2001) et Le passage du Styx d’après Patinir (2015)]. Concrètement, le musicien estime que l’art qu’il sert était jadis incapable de « restituer pleinement les expériences de la durée de chaque époque et de chaque civilisation », comparé à l’art pictural du même temps. La mission qu’il se donne est donc « de libérer ces temporalités encloses », à l’aide d’une musique désormais mature.
Au sortir du cycle orchestral Les hivers (1991-2001), qui exaltait un quatuor de maîtres européens (Poussin, Rembrandt, Brueghel, Guardi), Dufourt s’intéresse à quatre pièces d’un même peintre, Giovanni Battista Tiepolo (1696-1770). Avant d’aborder la seconde partie de cette étude, ouvrons Le rose Tiepolo (Gallimard, 2009), livre d’ailleurs plusieurs fois évoqué par Orcalli, que Roberto Calasso consacre au coloriste italien. « Tiepolo n’a jamais été pris vraiment au sérieux, et on pourrait presque dire qu’il le désirait. » Avec clarté, le Milanais décrit un artiste ni moderne ni archaïsant, coincé entre deux époques ; une sorte d’impresario de troupe de théâtre ambulant qui habille de la même robe une fille de pharaon devant le berceau de Moïse et Cléopâtre face à Antoine ; un gommeur de classes sociales qui maniait discrètement l’insolence en faisant cohabiter, sans hiérarchie, le divin, l’humain et l’animal.
Le stimulant bazar illimité que représentent pour Calasso les fresques de Tiepolo réalisées à Wurtzbourg, dans la dynamique de l’escalier d’honneur de la Résidence des Prince-Évêques, confronte cette fois Hugues Dufourt à un trialogue qui accueille l’architecture. Les faits qu’il n’y a pas d’endroit privilégié d’où observer ce triomphe du rococo et qu’une lumière naturelle l’illumine de façon complexe ne peuvent qu’encourager notre contemporain à explorer les nouvelles dimensions de la musique que sont profondeur, transparence et fluidité. Dans son analyse émaillée de nombreux exemples, Angelo Orcalli détaille avec panache l’élaboration des quatre partitions inspirées par le geste pictural de l’allégoriste (contre-plongées, torsions, etc.), faisant honneur au musicien convaincu que « Tiepolo a écrit là une sorte d’art poétique de l’avenir ».
LB