Chroniques

par laurent bergnach

Camille Erlanger
La sorcière

1 livre-disque 3 CD B-Records (2024)
LBM 068
La sorcière, opéra de Camille Erlanger, enregistré en concert à Genève (2023)

Né à Paris le 24 mai 1863, Camille Erlanger entre au conservatoire en 1881, pour y apprendre la composition avec Léo Delibes. Il reçoit le premier prix de Rome en 1888 et se destine désormais à la scène lyrique – même s’il faut signaler une partition pour le film La suprême épopée (Desfontaines, 1919), l’année de sa mort. Comme beaucoup de ses confrères, il s’attache indifféremment à l’un ou l’autre des trois courants dominant l’époque en France : naturalisme, régionalisme et drame symboliste ou légendaire d’inspiration wagnérienne. C’est pourquoi son premier ouvrage lyrique a pour cadre une Bretagne fantastique (Kermaria, 1897), que suivent un sombre drame de la culpabilité et du remords (Le Juif polonais, 1900), une évocation épique du soulèvement des Hébreux au temps d’Hadrien (Le Fils de l’Étoile, 1904) ou encore l’adaptation d’un roman érotique de Pierre Louÿs (Aphrodite, 1906).

En 1909, année de la création de son Bacchus triomphant, un spectacle populaire destiné à Bordeaux, Erlanger démarre l’écriture de La sorcière, opéra en quatre actes et cinq tableaux sur un livret d’André Sardou – le fils adaptant la pièce de son père Victorien. L’ouvrage est créé à l’Opéra Comique le 18 décembre 1912 et rencontre un vif succès. Cependant, la critique fustige tantôt une vision du catholicisme au paroxysme de sa noirceur, tantôt une intrigue lorgnant vers le vérisme italien – jugé vulgaire et racoleur – ; soit une critique attachée aux mots plutôt qu’aux notes puisque, comme l’écrit Reynaldo Hahn, « on peut aimer ou ne pas aimer la nature musicale de M. Erlanger, mais on ne peut nier qu’il écrive en musique » [lire nos chroniques de La chasse fantastique et de L’aube rouge].

L’action de La sorcière se déroule à Tolède, en 1507. On vient de dérober le corps de Kalem, un Maure lapidé pour avoir séduit une chrétienne, dès lors condamnée au couvent. Par un groupe de paysans pris à partie, Enrique, chef des archers de la ville, apprend que Zoraya pourrait être responsable. Interpellée, la jeune femme reconnaît d’une part le vol du corps d’un homme dont le seul crime est d’avoir aimé, et d’autre part d’apporter des soins médicinaux à ceux qui souffrent. Dans la panique d’être livrée au Grand Inquisiteur, Zoraya saisit la main d’Enrique et y lit une mort foudroyante. Troublé par la prédiction autant que par la beauté de la soignante, l’homme la relâche. Mais l’amour est né, et Enrique se doit d’être prudent lorsqu’il retrouve Zoraya. Cette dernière, par l’entremise de Fatoum, soigne Joana, fille du gouverneur Pardilla, pourfendeur des Maures. La malade sort du couvent afin d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, son promis depuis l’enfance : Enrique. Le jour des noces, Zoraya reproche à son aimé d’avoir cédé à ce mariage arrangé et de ne pas s’enfuir avec elle. Survient alors Cardenos, agent du Saint-Office, qu’Enrique étrangle pour protéger la jeune femme. De fait, la fuite devient nécessaire, mais le couple est bientôt arrêté. Ximénès, le Grand Inquisiteur, fait comparaître deux femmes pour témoigner que Zoraya serait sorcière, et propose un pacte à l’accusée : avouer avoir séduit Enrique au moyen d’un sort serait le sauver. Elle accepte le marché, puis se rétracte, mais il est trop tard : le bûcher l’attend. Réveiller Joana plongée dans un sommeil léthargique laisse un court répit au couple bien décidé à une mort commune. Zoraya porte à ses lèvres une noix de cire empoisonnée et embrasse Enrique qui tombe foudroyé, comme sa ligne de vie l’annonçait, devant une foule privée de la sinistre danse des flammes.

Lors de la renaissance de notre Sorcière en version de concert, au Victoria Hall le 12 décembre 2023, les Orchestre et Chœurs de la Haute École de musique de Genève (HEM) eurent à leur tête Guillaume Tourniaire – le chef signe ici un solide guide d’écoute, d’une quinzaine de pages. Haletant, le début de l’ouvrage regorge de grands effets liés aux tensions sociales, qui se taisent à l’apparition tranquille de Zoraya (flûte et harpe), puis tissent avec sensualité l’orientalisme du rôle-titre, les espagnolades de la noce mais surtout les duos amoureux (Leitmotiv au violon), dans une extase quasi-wagnérienne. On sait Tourniaire friand de cette période musicale [lire nos chroniques de ses CD consacrés à Saint-Saëns, Ballets d’opéras et Ascanio, ainsi que des représentations du Chalet (Adam), L’Éclair (Halévy), Les pêcheurs de perles (Bizet) et Manon Lescaut (Auber)]. Son engagement fait honneur au travail d’un héritier de Massenet, Saint-Saëns ou encore Delibes, orchestrateur maître du chromatisme, dont le musicologue et organiste suisse Jacques Tchamkerten souligne une des qualités principales : « par la singularité d’un dessin mélodique ou d’un enchaînement harmonique, il parvient à créer un cadre musical d’une remarquable efficacité, avec une force évocatrice qui lui permet de caractériser ses personnages, leurs personnalités et leurs états d’âme » (dans un des textes du livre-disque).

Lesdits personnages sont d’ailleurs fort nombreux sur scène puisqu’une vingtaine d’interprètes sont nécessaires pour animer l’ouvrage. Ne mentionnons que nos préférés : Andreea Soare, Zoraya au chant ample et chaleureux [lire nos chroniques de La Resurrezione, Convergences Gabriel Dupont, Rigoletto, Aida, Die Zauberflöte, enfin Ariane et Barbe-Bleue] ; Jean-François Borras, Enrique vaillant, clair et nuancé [lire nos chroniques de Robert le Diable, Macbet, Messa da requiem, Werther et Hérodiade] ; Lionel Lhote, Ximénès confortable [lire nos chroniques de Manon Lescaut, Guillaume Tell, Ernani, Béatrice et Bénédict, Faust, Don Carlos, Cendrillon et Henry VIII] ; Marie-Ève Munger, Afrida inquiétante et drôle [lire nos chroniques de Pastorale, Magdalena, Lakmé, Le Pré aux clercs, Cenerentola, Fantasio, Ariadne auf Naxos et Die Vögel] ; Sofie Garcia, Manuela émouvante ; Carine Séchaye, Aïcha à la rondeur expressive [lire nos chroniques de Tom Jones, Scènes de chasse, Salome, L’amour des trois oranges à Dijon puis à Genève, Andrea Chenier et L’Aiglon] ; Léa Fusaro, Fatoum charismatique à la couleur idéale ; Joé Bertili, Ramiro cuivré [lire notre chronique de Saint François d’Assise] ; Oscar Esmerode, Zaguir solide ; Joshua Morris, ferme Cardenos ; Alban Legos, Ibarra au timbre attachant [lire notre chronique de Médée] ainsi qu’Ivan Thirion, Calabazas livré avec une vraie autorité [lire nos chroniques de L’amour masqué, Jérusalem, King Arthur, Der Schmied von Gent et Tristan und Isolde].

LB