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Chroniques
Chronik der Anna Magdalena Bach
film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub
Le projet de ce film-biographie remonte à 1954, date de la rencontre entre Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, mais il ne verra le jour qu'en 1967, le temps qu'une maturité esthétique vienne affirmer une forme de cinéma unique en son genre. Basé sur le Nécrologe de Carl Philipp Emanuel Bach et Johann Friedrich Agricola (1754), la Chronique d'Anna Magdalena Bach présente des textes (lettres et mémoires) de Johann Sebastian Bach (1685-1750) et divers documents d’époque.
Ce qui frappe dans les films de Straub et Huillet, c'est une sorte d’ascèse morale qui fait que le style ne se distingue pas vraiment d'une approche essentiellement politique. Littéralement, cette politique du cinéma correspond, au sens littéral du terme, à une combinaison entre structure et pouvoir. La Chronique d'Anna Magdalena Bach s'inscrit dans une époque parcourue par les débats d'idées et les polémiques artistiques et politiques. Fort heureusement, ce film n'est donc pas un banal documentaire sur la vie de Johann Sebastian Bach… Cet aérolithe mystérieux apparaît dans le paysage cinématographique comme un objet visuel très peu identifiable. Trop littéral et trop musicalement pointu pour intéresser le public de cinéma amateur de fiction narrative traditionnelle, il est également d'une austérité et d'un réalisme redoutables pour le mélomane moyen qui y chercherait un portrait romancé du cantor de Leipzig.
La rencontre avec les têtes pensantes de la révolution baroque de ces années-là (Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt) donna priorité à l'usage d'instruments dits « d'époque ». Pour cette raison-là, le film servit d'étendard à des générations de « baroqueux » bien avant les débats oiseux et la sclérose intégriste autour de la prétendue authenticité. Lorsqu’on voit pour la première fois ces films, ce qui frappe est cette façon unique de filmer le corps de l’acteur de manière antinaturaliste, saisi dans des postures figées, tant physiquement que vocalement. Du point de vue musical, l'approche est centrée strictement autour d'une adéquation entre espaces et sons. Le film se divise en un ensemble de séquences, la plupart filmées en plans fixes, dans lesquelles sont retracés les moments de la vie de Bach, de l'âge adulte jusqu'à sa mort. Afin de préserver la réalité de l’espace filmé, le son est capté en prise directe, sans post-synchronisation. Les acteurs étant pour la plupart des musiciens, les prises enregistrent les scories des interprétations, avec la sensation pour le spectateur de pénétrer l'espace scénique au plus près de l'interprète et de la musique. Peu importe ces accidents et les prises de son de guingois, le point de vue consiste à intégrer ces contraintes comme composantes de l'expérience du réel en musique.
Derrière l'apparente austérité morale, la nouveauté vient du fait que, pour la première fois à l'écran, on perçoit la musique comme une authentique « matière esthétique » (l'expression est de Jean-Marie Straub), un personnage en tant que tel. Paru avec le volume 3 des œuvres complètes du couple Straub-Huillet tout d'abord, le film bénéficie désormais, en plus de sa version française, d’un conditionnement en quatre versions (anglaise, allemande, italienne, néerlandaise), ainsi que de nombreux suppléments. En marge des interviews et du film documentaire sur les réalisateurs, on relèvera la précieuse conférence de Gilles Deleuze à l'Université de Vincennes où il est justement question de la Chronique.
Le coffret est accompagné d'un ouvrage contenant plusieurs textes de présentation ainsi que le script intégral du film – idéal complément pour ceux qui voudront explorer les rapports entre la voix-off hypnotique de Christiane Lang et les nombreux inserts (détails de partitions ou de lettres manuscrites). Pour le soin éditorial et la qualité de l'objet, ce Bachfilm - Chronique d'Anna Magdalena Bach fera le bonheur de tout mélomane curieux et cultivé.
DV