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Chroniques
Danielle Boutet
L’intelligence de l’art
À l’ouverture de cet ouvrage passionnant, Danielle Boutet – enseignante à l’Université du Québec (Rimouski) et artiste pluridisciplinaire – commence par une question quasi mordante : « Pourquoi l’art ne peut-il sauver le monde ? ». Son pari n’est pas de minorer l’art mais d’en mesurer la puissance : loin d’être un remède social, il est d’abord une opération sur l’être, à la fois ontique, en ce qu’il instaure des modes d’existence dans le monde, et existentielle, puisqu’il travaille à la réalisation de l’être. Et l’auteure de déplier un geste de déconstruction : ce que nous appelons art est, en grande partie, la matrice moderniste – un système d’idées et d’institutions (musées, expositions, public) né en Europe et diffusé mondialement. Avant et au delà de ce cadre, l’activité artistique excède nos catégories ; elle se reconnaît moins à ses objets que par des fonctions et comportements transhistoriques. À ce titre est rappelée l’apparition, au Japon, du terme bijutsu (1872) pour définir la synchronisation des pratiques locales avec la définition occidentale des beaux-arts, signe que la notion moderne d’art n’est pas universelle ni immémoriale.
Pour s’orienter, Boutet propose cinq éléments qui, sans enfermer l’art, balisent sa reconnaissance. D’abord, le contexte (un cadre de consécration ou d’attention) ; les matières et agirs propres aux arts (sons, gestes, images, etc.) ; l’intérêt esthétique ; l’intention d’art, comme engagement de l’être ; enfin, l’autotélisme (une finalité trouvée en soi). Ils sont de poids inégaux : intention et autotélisme forment le noyau, car ils peuvent transformer même un objet ordinaire en expérience d’art. Au cœur de ce noyau siège une idée fédératrice, soit la forme signifiante. L’œuvre ne se contente pas d’exprimer : elle matérialise du sens en devenant le médiateur d’une transformation existentielle. D’où cette formule qui ponctue ce livre intitulé L’intelligence de l’art : un tableau n’est pas à propos d’une expérience, mais bien plutôt et toujours une expérience en soi. Et en ce sens, l’œuvre se révèle machine à intensifier la conscience, pour le créateur comme pour le contemplateur.
Danielle Boutet insiste encore sur une précieuse distinction pour qui pratique ou enseigne : l’esthétique et l’artistique ne se recouvrent pas. L’attention esthétique (aux qualités sensibles) peut se vivre partout, mais l’attention artistique ajoute une exigence herméneutique et existentielle, car regarder ceci en tant qu’art est accepter qu’il y ait du sens à découvrir et à se laisser travailler par lui. Ainsi l’expérience artistique s’avère-t-elle montée d’attention, un niveau de présence spécifique. Cette montée nourrit ce que l’auteure nomme augmentation existentielle : l’art dilate la sensation de vivre, affûte la sensibilité, élargit l’univers intérieur. Loin d’offrir quelque utilité mesurable, sa valeur tient à cette activation même, d’où la formule du plasticien étatsunien Ad Reinhardt, ici reprise : « l’art est lui-même sa récompense ». Faire œuvre, comme recevoir une œuvre, c’est se hausser, individuellement et collectivement, à une intensité supérieure d’expérience.
La seconde grande proposition de cet ouvrage, sous-titré Regards sur les principes organisateurs de l’expérience artistique, est l’arrière-plan commun aux arts. Par-delà les disciplines circulent des concepts opératoires. Cette grammaire de l’imagination, que figure la racine indo-européenne ar (arranger), explique la possibilité de penser des lignes en danse autant qu’en dessin, ou la reconnaissance, du paléolithique au land art d’aujourd’hui, d’une même visée d’ordonnancement du monde sensible et symbolique. Afin d’éclairer un tel tissage, Boutet convoque le physicien David Bohm – pour n’être point spécialiste en esthétique ni en histoire des arts, le théoricien nord-américain, connu pour ses travaux en mécanique quantique, développa une pensée transdisciplinaire dont la richesse fertilise nombre de chercheurs qui interrogent la créativité artistique –, en vue de la conclusion suivante : plutôt que d’opposer matière et esprit, pensons forme et substance comme deux faces d’un même devenir. Dès lors, l’œuvre d’art surgit comme « esprit matérialisé, matière spiritualisée », un lieu où la pensée prend corps et où la matière pense. De là, l’herméneutique n’est pas surplus discursif mais champ où s’actualisent les potentialités de sens de l’œuvre.
Au terme de cette lecture, retenons-en la dimension éthique. Si l’art ne sauve pas le monde, dans un sens utilitaire, il contribue à le tenir habitable en augmentant notre capacité de signifiance. En nous exerçant à l’attention en tant qu’art, nous entretenons ce qui, en nous, refuse que le réel soit chaos : ainsi tissons-nous un monde partageable. L’intelligence de l’art, ce n’est donc ni un attribut des œuvres ni un privilège des artistes, mais une compétence humaine générale : celle de faire ordre, de faire monde et ce faisant de se faire soi.
BB