Chroniques

par bertrand bolognesi

Giuseppe Sinopoli
Wagner à Venise

Éditions MF (2025) 208 pages
ISBN 978-2-37804-085-7
Une publication majeure en ce début d'années : WAGNER À VENISE de Sinopoli

En 1991 parut à Venise, aux éditions du Consorzio Venezia Nuova, un ouvrage en quatre parties précédées d’un prologue, signé Giuseppe Sinopoli. Deux ans plus tôt, le compositeur, chef d’orchestre, psychiatre, psychanalyste et archéologue vénitien (d’origine sicilienne par son père) s’était, en sortant d’une répétition du troisième acte de l’ultime œuvre de Wagner – d’ailleurs mort à Venise en 1883, comme le rappellera l’hommage pianistique de son ami (et beau-père) Ferenc Liszt, R.W.-Venezia –, égaré dans les calle de la Sérénissime, une nuit durant. Loin d’être le récit d’une simple promenade – eine Nacht in Venedig, aurait alors osé quelque plaisantin – son livre, réédité par Marsilio Editori en 2002, pose bientôt les jalons d’une errance dans les diverses symbologies antiques d’une cité qu’il connaît par cœur, son obsession du thème de l’erreur de Parsifal guidant secrètement la prime perte de repères de ses pas. Des strates multiples s’empareront bientôt de la double errance du musicien, ambulatoire et mentale, à la faveur des nombreux domaines de compétence qui forgent cette personnalité hors du commun.

Journal de l’âme, selon les mots de Sinopoli lui-même, Wagner à Venise, dédié à Luigi Nono, rejoint désormais la collection Répercussions des Édition MF, dans une traduction confiée au musicologue Laurent Feneyrou [lire nos recensions des Écrits de Nono, de Silences de l’oracle (Autour de l’œuvre de Salvatore Sciarrino), Théories de la composition musicale au XXe siècle, Le chant de la dissolution, L’espace des possibles (Écrits et entretiens de et avec Frédéric Durieux) et Luigi Nono : Fragmente-Stille, an Diotima]. Homme de culture dont il serait fort présomptueux de croire pouvoir faire le tour, tant savoir, action et réflexion lui furent vastes, Sinopoli nourrit ses lignes d’un champ inouï de connaissances. Après un préambule qui présente les circonstances leur ayant donné naissance, où Feneyrou décrit l’abandon progressif de l’auteur « à son noctambulisme, dans une ville conçue et vécue comme miroir du monde », survient encore un bref prologue par lequel Sinopoli signale l’ambiguïté fascinante et troublante du temps, qu’il affirme forme pure et sacralisée, dans l’œuvre wagnérienne, où il prend « un caractère de mouvement rotatoire dont le moteur immobile est au centre ». Puis s’ouvrent les quatre chapitres du livre.

…ou plutôt quatre cadrants indiquant l’orientation de l’investigation dans l’espace vénitien, à situer peut-être entre l’outil des anciens ciseleurs de diamants (cadran) et celui du navigateur et du géodésiste (quadrant), autant de domaines auxquels les pages à venir feront écho. « C’était une nuit sans étoiles, le lune brillait, son disque à peine rompu »… L’Irr Motiv hante Sinopoli aux premiers moments du Cadrant nord-est, le menant bientôt à cette passionnante idée selon laquelle Tristan blessé aurait, en agonisant, la vision de l’errance de Parsifal. L’Öde Motiv prend le relais, à la faveur d’un changement de cap du marcheur, voire de l’arpenteur. « La rue que je parcourais devenait un itinéraire initiatique ». Et sans doute en aura-t-on assez dit, car il n’est pas question d’ici accompagner le lecteur dans le labyrinthe où l’invite le musicien, tournant ici, revenant là sur ses traces et ainsi de suite, jusqu’à former un dessin qui s’inscrit dans la Crète minoenne, les cultes funéraires des Égyptiens, puis les mythes grecs et ceux du Graal (Cadrant est-nord), dans une prose puissamment inspirée, souvent lyrique. Le peuple du Livre fait son entrée dans l’ineffable manège intérieur de Sinopoli éclairé par les intermédiaires célestes de la Kabbale. San Michele, l’île des morts, est un point de rencontre diversement conjugué au fil des ambivalences (terre/eau, mort/vie…) qu’articule le caducée constitué par le Grand Canal, « enroulement de deux serpents autour du bâton [qui] signifie la répartition équilibrée des deux forces contraires autour de l’Axe du monde » – Sinopoli est médecin, diplômé de la prestigieuse Universitas artistarum de Padoue, celle-là même où l’illustre Brabançon Vésale commence de tracer ses planches et obtient son doctorat en 1537. À la croisée des Cadrant nord-ouest et Cadrant ouest-sud, encore sont-ce les rites mithraïques qui sont évoqués, et bientôt la mort comme renaissance. Dans un ouvrage de la musicologue allemande Ulrike Kienzle (Giuseppe Sinopoli : Komponist, Dirigent, Archäologe. Lebenswege, Verlag Königshausen & Neumann, Würzburg, 2011), on peut lire : « Sinopoli recherchait la proximité de la mort comme un aphrodisiaque : pour lui, la vie était la fiancée de la mort, tout comme Venise est la fiancée de la mer » (notre traduction).

Wagner à Venise, auquel ne manquent qu’une table des matières et un index, est conclu par une importante postface de Laurent Feneyrou, une soixantaine de pages dont la structure circulaire tourne autour du temps de Giuseppe Sinopoli, comme à mettre en abîme l’obsession même du sujet dont elle livre une biographie ainsi distribuée par fragments. Au plaisir de retrouver cet artiste (à l’encontre duquel la critique française a, plus qu’à son tour, entretenu une hargne injustifiable), créateur dont, en post-lacanien éclairé si je puis dire, l’on appréciait pleinement l’opéra Lou Salomé à La Fenice [lire notre chronique du 24 janvier 2012], s’ajoute celui d’en approfondir l’abord… en attendant les éventuelles traductions de deux autres textes disponibles chez les libraires italiens – Il mio Richard Wagner (2006) et I raconti dell’isola (2016), tous deux éditées chez Marsilio (Venise). Par une citation sinopolienne ceignons cette colonne : « La culture est la possibilité de réfléchir sur nous-mêmes et sur l’espace que nous occupons dans le monde, sur la possibilité que nous avons de nous déplacer dans cet espace et de le reconstruire au moment où celui-ci s’écroule. Disons que cette possibilité nous est vraiment donnée par l’expérience d’autres hommes. C’est ce sens d’une grande fraternité qui nous vient de la connaissance, à travers la culture, de l’expérience des autres hommes ».

BB