Recherche
Chroniques
Hèctor Parra
Avant la fin... vers où ? – Ich ersehne die Alpen
Créé en 2023 à Stuttgart, Ich ersehne die Alpen (J’aspire aux Alpes) est un monodrame pour soprano, grand orchestre et électronique, écrit sur un texte de Händl Klaus. Ici, le compositeur catalan Hèctor Parra atteint un remarquable aboutissement lyrique et orchestral où se lient la puissance expressive de la voix et une matière sonore à la fois tellurique, cosmique et sensorielle. Inspiré d’une pièce de théâtre de Klaus, Ich ersehne die Alpen donne voix à Olivia, une femme enfermée dans une chambre surchauffée, qui rêve de s’élever vers les glaciers, de quitter son corps et sa condition. Le désir de montagne devient dès lors désir d’évasion métaphysique, de dissolution dans la nature, voire de métamorphose minérale : « Elle projette son désir de mort sur l’idée de se transformer en rocher », confie Parra à Claudia Jahn-Schuster, lors d’une interview pour le magazine de la Staatsoper Stuttgart [disponible sur le site de l’institution]. Cette tension poétique est indissociable d’une lecture écologique où le désir d’Olivia se confronte à un monde en crise, incapable d’enrayer son propre effondrement.
Encore Ich ersehne die Alpen est-il une fresque sensorielle : un paysage orchestral aux grandes vagues de force, de densité et de violence où tout vibre, depuis les motifs les plus ténus jusqu’aux plus hostiles vrombissements. Les gestes s’entrechoquent et se distordent tandis qu’ondulent les timbres, dans cette écriture qui de l’orchestre fait un organisme cosmique capable de tout contenir. Dessus cet espace sonore plane la voix, avec une expressivité extrême, entre la brisure et l’éclat, comme à chercher l’élévation dans l’aire glacé où peut-être rejoindre son propre écho. La partie de soprano, somptueusement incarnée par Josefin Feiler, n’a certes rien d’un ornement : elle est la vibrante ipséité du personnage, au cœur d’un paysage sonore minéral et mouvant. Conçue avec Max Bruckert au GRAME, l’électronique, construite à partir de la captation de sons naturels, ne juxtapose pas un monde numérique au monde instrumental mais les fusionne tous deux au sein d’une même énergie.
D’Ich ersehne die Alpen nous découvrons, grâce à cet album digital édité par L’Auditori de Barcelone, un enregistrement du printemps 2023 effectué in loco (c’est-à-dire dans l’édifice du grand architecte Rafael Moneo) par l’Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC) placé sous la direction de Ludovic Morlot. [lire nos chroniques des 28 avril et 28 octobre 2009, du 30 novembre 2010, du 11 février 2011 et du 19 avril 2013]. Né à Barcelone en 1976, Hèctor Parra s’est désormais imposé comme l’une des voix les plus singulières de la création musicale. Formé dans sa ville natale puis à Paris auprès d’Harvey, Ferneyhough et Manoury à l’Ircam, ainsi qu’à Genève auprès de Michael Jarrell, il a développé un langage intensément expressif. Compositeur de neuf opéras et œuvres de théâtre musical, il collabore avec des écrivains tels que Marie NDiaye, Händl Klausou Fiston Mwanza Mujila [lire notre chronique de Justice]. Notre équipe saluait il y a un an la parution discographique desBienveillantes, vaste opéra d’après le roman Jonathan Littell [lire notre critique du livre-disque]. Lors d’un entretien réalisé en amont de la création de La mort i la primavera [lire notre chronique du concert], Parra évoquait son travail compositionnel non comme un système mais comme une écoute sensible et poreuse au monde, jusqu’à la confidence bouleversante – « L’harmonie provient de ce que j’écrivis lors du séjour effectué face au camp de Birkenau… » [lire notre entretien] — une révélation qui donne tout leur poids existentiel à ses architectures sonores.
Donné en première mondiale le 21 avril 2018 à Madrid par David Afkham à la tête de l’Orquesta Nacional de España, puis en création française par l’Orchestre national de Lille placé sous la battue de Ludovic Morlot [lire notre chronique du 3 février 2022], Avant la fin… vers où ? est une fresque orchestrale profondément habitée qui, quant à elle, ne convoque pas la voix humaine. Dans sa trentaine de minutes, Hèctor Parra transforme l’orchestre en chambre d’écho intérieure, en paysage mental. Inspirée du monodrame Te craindre en ton absence, écrit sur un texte de Marie NDiaye, l’œuvre transpose dans le seul cadre instrumental une dramaturgie de la fracture intime. Le compositeur la décrit comme « un voyage au plus profond d’une femme à un tournant de sa vie, un cri étouffé face à l’exaspérante futilité de son existence stérile ». Avant la fin… vers où ? déborde toutefois son écrin pour se faire bientôt plongée dans le labyrinthe de l’être, selon un processus d’introspection où se croisent mémoire, émotion et transformation. L’écriture en est cyclique, labyrinthique, marquée par la superposition de textures et de plis, parfois ressassée, de chants, de gémissements, de frictions et d’échos. Le son semble s’enfoncer plutôt qu’avancer, comme dans une spirale au cœur de laquelle oscillent fragilité tendue et puissance explosive. Cette œuvre dont les couches émotionnelles sont traversées par des gestes chargés rejoint la tradition du grand orchestre expressif sans lui obéir jamais. Nous la retrouvons dans ce témoignage du printemps 2023 réalisé à L’Auditori par Morlot à la tête de l’OBC.
BB