Chroniques

par bertrand bolognesi

Jacques Lenot
Des anges et des dieux

1 CD L’Oiseaux Prophète (2024)
OP 009
Des anges et des dieux, de Jacques Lenot (L’Oiseaux Prophète, 2024)

Quatre mouvements de durées proches constituent ce nouvel opus de Jacques Lenot, composé entre le 7 octobre 2019 et le 18 décembre 2023. Pour placer tour à tour son œuvre sous la protection de l’historien et philosophe Lucien Jerphagnon (Les dieux ne sont jamais loin, 2002) et de l’écrivain italien et critique littéraire Giorgio Manganelli (Agli dèi ulteriori, 1972), le musicien n’en oublie certes pas son Rilke, poète ô combien cher à son cœur, en l’intitulant Des anges et des dieux, prolongeant ainsi, une nouvelle fois et à sa manière, quelques-uns des vers du Pragois – « Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel Ordnungen ? » (Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des Anges ?) ou encore « Ein jeder Engel ist schrecklich » (Tout ange est terrible), tous deux empruntés à la première des Duineser Elegien (1912-1922), hantent l’imaginaire et la musique de Lenot depuis près de cinq décennies.

Deux événements, liés à une grande personnalité du monde musical, que le compositeur français jamais ne rencontra mais dont il entendit régulièrement les interprétations au Festival de Lucerne, sont le ferment d’un vaste cycle pour orchestre. Le 23 août 2013, Claudio Abbado joue l’Unvollendete de Schubert (Symphonie en si mineur D.759 n°8, 1822) puis la Symphonie en ré mineur n°9 de Bruckner au KKL de Jean Nouvel (Kultur- und Kongresszentrum Luzern, 1998). Le concert bouleverse Jacques Lenot, alors que nul ne sait encore qu’il s’agirait en fait de la dernière du maître italien. Lui vient alors « l’idée d’entreprendre un vaste cycle soliste et orchestral ». Cinq mois plus tard, tandis que le martyrologue romain honore Sébastien de Narbonne, Abbado s’éteint à Bologne (20 janvier (2014). Après la phase de conception commence dès lors celle de l’écriture de ce qui deviendra Le livre des élégies. Dédié à la mémoire de Claudio Abbado, Ce sont des cygnes, là-bas ? (citation du romancier hongrois László Krasznahorkai, Háború és háború, 1999) voit alors le jour ; cette élégie sera créée lors de l’édition 2016 du festival Présences [lire notre chronique]. Depuis, pas moins de vingt-quatre pièces se rejoindront dans ce Livre, au fil des dix années à s’ensuivre.

« Je savais qu’une élégie (du grec ἐλεγεία) est un poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques et tendres », explique le compositeur (notice du CD) – affirmation que personne ne saurait mettre en doute, nombre de ses œuvres étant précisément, sans en porter le nom, des élégies, et depuis bien des années, qu’on pourra dire encore déplorations ou tombeaux, à la manière baroque française. Le premier chapitre de Des anges et des dieux confie au violoncelle de Marie Viard un chant âpre – osons dire un θρῆνος, dont, comme toujours avec Lenot, l’adresse demeure secrète. Aisément s’y fait entendre la rage de la perte, à peine rehaussée d’un saupoudrage organistique confié à l’Orchestre national de Cannes que mène Benjamin Levy, quand ce ne sont des scansions percussives irrégulières, comme venues d’un temps lointain dont l’humeur, invaincue, soudain rejoindrait une peine encore neuve.

Si Virginia Woolf avançait qu’on n’écrit pas lorsqu’on vit une action, mais qu’au moment de se souvenir de cette action pour la décrire en travaillant les mots à sa table, alors on la vit encore plus (in Mrs Dalloway, 1925), Peter Handke en dit autant de l’affliction, ineffable sur le moment mais qui, à se lover sous la plume, revêt une vivacité impérative puis enfin s’éloigne, une fois écrite (in Am Felsfenster morgens, 1998). Aussi est-ce la détresse qui parle dans le Mouvement 2, une détresse qu’il n’est pas encore envisageable de dépasser, quand bien même l’appelle un continuo céleste ou tentent de la broyer quelques accords musclés à l’accent revêche. Un tout autre pépiement semble en venir à bout, au troisième épisode, ouvert par un énigmatique friselis, possible conversation dessous les ailes – là-bas, oui, ce sont peut-être bien des cygnes, animal « lié au symbolisme hyperboréen », rappelle le compositeur, chef d’orchestre, anthropologue et psychiatre Giuseppe Sinopoli ; « la forme du cou assimile le cygne à la symbolique du serpent, constituant un cas de combinaison des symboles de l’oiseau et du reptile », l’un qui fera renaître ce que le second aura tué ; « sur les vases funéraires, la présence des oiseaux suggère le passage de la terre au ciel, de la mort à la vie ; ils dénotent une renaissance dans la liberté et l’accomplissement d’un état surhumain » (in Parsifal a Venezia, 1991 ; récemment paru dans une traduction française de Laurent Feneyrou, Parsifal à Venise, MF 2025). Voilà qui invite à entendre différemment l’habitation en crescendo de cette troisième section, qui précipite un hoquet répété – un sanglot ? – avant le retour du ciel gazouillant, farouchement contrarié par la sombre forge finale, résonnant à l’infini.

Un chant autre s’élève dans l’ultime séquence. De baryton-basse, le violoncelle se fait maintenant baryténor, sans que sa partie abandonne la gravité du caractère. Adieu la plainte, pourtant : c’est de prière qu’il s’agit alors, dont la musicale immanence survole autant l’impact du rituel, aux attaques imposées comme soin à très long terme, que le gracieux labdacisme des blancs anatidés. Et le silence de se répandre, tel le bleu qui nuance l’écrin du disque – « In lieblicher Bläue blühet […] der Kirchturm » (Hölderlin, ca. 1808).

BB