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Chroniques
Kaija Saariaho
Adriana Mater
Au départ, Kaija Saariaho perçoit une représentation d’opéra comme une « forme précieuse et poussiéreuse », avant de réaliser qu’elle peut aussi devenir une « expérience artistique puissante, actuelle et profonde, qui parle à tous nos sens et va jusqu’à interroger notre propre existence comme aucune autre forme d’art ». Elle se décide alors à mettre en musique des personnages au centre d’une histoire. L’amour de loin vient au monde (Salzbourg, 2000) – une aventure qu’elle imagine sans lendemain (« Pourquoi composer à nouveau un opéra, puisque je l’avais déjà fait ? ») [lire notre critique du DVD] –, puis Adriana Mater, présenté à l’Opéra national de Paris (Bastille), le 3 avril 2006.
Pour honorer cette seconde commande de Gerard Mortier, Saariaho continue la collaboration avec Amin Maalouf et Peter Sellars, respectivement librettiste et metteur en scène de son premier ouvrage lyrique. Avec ce nouveau projet, la rupture concerne principalement la musique, souhaitée plus sombre et lourde, afin d’évoquer non plus le temps de la légende mais celui d’une guerre récente, dans les Balkans. On trouve un résumé de ses sept tableaux avec prélude, signé par le librettiste, dans le recueil d’écrits musicaux Le passage des frontières (MF, 2013) [lire notre critique de l’ouvrage] :
« Adriana, jeune femme passionnée, est victime d’un viol : enceinte, elle refuse d’avorter. “L’enfant est le mien, non celui du violeur”, dit-elle à sa sœur. C’est aussi pour se rassurer : cet être naîtra avec les deux sangs, celui de la victime et celui du bourreau. “Sera-t-il Caïn ou Abel ?”, se demande Adriana. Devenu adulte, son fils Yonas apprend que son géniteur, qui avait fui le pays à la fin de la guerre, est de retour. Il promet de le tuer, mais ne se résout pas à le faire. “Cet homme méritait de mourir, mais toi, mon fils, tu ne méritais pas de le tuer”, lui dit Adriana. Adriana Mater pose les questions éternelles de la condition humaine : peut-on donner la vie dans un temps de mort ? Doit-on pardonner en toutes circonstances ? Le pardon est-il couardise ou courage ? »
Disponible sur le site de la compositrice, le livret de Maalouf présente une succession d’échanges souvent tendus entre Adriana et les trois autres protagonistes. L’héroïne commence par repousser les avances de Tsargo, auquel l’alcool donne le courage de parler tout en le rendant sourd à des réponses pleines de bon sens. Ensuite, c’est à sa sœur Refka qu’Adriana se confronte, celle-ci lui reprochant d’abord d’avoir accordé une danse à Tsargo – toujours la vieille rengaine de la femme à l'origine du mal qui lui est fait… – puis d’avoir voulu garder le fruit du viol. Enfin, c’est à un fils adolescent que la mère doit rendre des comptes, lequel vient d’apprendre la vérité sur un père qu’il croyait mort au combat, en héros.
Ce premier enregistrement mondial permet d’approcher à nouveau l'ouvrage un peu oublié depuis sa création parisienne [lire notre chronique du 10 avril 2006]. On y retrouve Esa-Pekka Salonen menant le San Francisco Symphony, à l’aise avec la musique raffinée de sa compatriote qu’il connaît comme personne. Régulièrement, le Chœur associé à l’orchestre étasunien exprime les souffrances de la guerre, lesquelles perdurent davantage quand elle est fratricide – rappelons que ce n’est pas un ennemi traversant la frontière qui maltraite Adriana… Des solistes réunis, tout enchante, mis à part la diction perfectible de Fleur Barron (rôle-titre), par ailleurs mezzo-soprano à la voix large et enveloppante. Axelle Fanyo (Refka) offre un soprano agile et très impacté, tandis que Christopher Purves (Tsargo) fascine toujours autant, par l’expressivité d’un baryton charismatique. Enfin, applaudissons le ténor Nicholas Phan (Yonas), clair, précis et émouvant dans ce renoncement à la vengeance qui lui donne une maturité bien plus solide que celle promise par le crime.
LB