Recherche
Chroniques
Laurent Bayle
Pierre Boulez aujourd’hui
Alors que 2025 Année Boulez bat son plein, les concerts se poursuivant depuis trois mois [lire nos chroniques 6, 7 et 23 janvier, ainsi que du 8 février 2025], les libraires peuvent, aux mélomanes qui ne se contentent pas de la seule écoute, offrir désormais de nouvelles publications sur le grand compositeur français du second XXe siècle, offrant aux nouvelles générations de nombreuses entrées en son grand œuvre tout en permettant aux plus avertis d’’encore approfondir, voire actualiser, leur connaissance. De même que le colloque Pierre Boulez, l'orchestre et la politique culturelle : vision et héritages, coordonné et animé par Christian Merlin à la Philharmonie (Paris) sur les journées des 26 et 27 mars – le musicien naquit le 26 mars 1925, précisément –, la mise à disposition de deux correspondances éclairantes – Cher Pierre… Boulez et Souvtchinsky, 1947-1985, édition dirigée par Gabriela Elgarrista et Philippe Albèra, Philharmonie de Paris et Contrechamps ; Pierre Boulez | Henri Pousseur, éditée par Pascal Decroupet, Contrechamps – fut précédé par la survenue d’un nouvel ouvrage sur le maître, signé Laurent Bayle, aux éditions Odile Jacob.
Tout à tour directeur adjoint du Théâtre de l’Est Lyonnais, administrateur de l’Atelier lyrique du Rhin puis directeur-fondateur de Musica, festival strasbourgeois de création musicale, Laurent Bayle rencontre le compositeur par ce cadre nouveau, en 1983, une rencontre qui n’augure guère de bonnes choses pour le trentenaire qui commente aujourd’hui « mon expérience était réduite, mon entregent plus encore ; je n’avais aucune légitimité ». Il s’ingénie alors à dompter l’indomptable, à savoir Boulez en personne qui, non content de revenir sur son propre préjugé quant au festival naissant, s’ingéniera à montrer au jeune homme toute la confiance qu’il place en lui. « Loin de la statue du commandeur tant décrite, je découvrais un homme vif, affable, au regard franc et profond […] Tout était simple et direct, sans filtre, et avec un humour communicatif », écrit-il dans le premier des douze chapitres à structurer son Pierre Boulez aujourd’hui. La suite est connue : après une édition 1986 de Musica forte de trois concerts monographiques de l’artiste, Bayle se voit confié le destin de l’Ircam. En 2001, il devient patron de la Cité de la musique, inaugurée en 1995 sous la direction de Brigitte Marger. Cet établissement public rachèterait en 2009 la Salle Pleyel, de sorte qu’il revint également à Laurent Bayle de conduire ce lieu… en attendant de mener à terme le grand chantier de la Philharmonie de Paris, répondant à un vœu actif de Boulez lui-même.
Livre de souvenirs et livre d’histoire, Pierre Boulez aujourd’hui se révèle également ouvrage de précision qui fait le point sur la personnalité parfois contradictoire du sujet qu’il explore, sans raviver des polémiques anciennes, parfois devenues légendaires, qu’il ne tait cependant pas – « dès 1945, il a endossé une conduite de franc-tireur et s’est placé en chef de file de l’insubordination. Le clan conservateur ne s’y est pas trompé, qui en a fait sa cible favorite ». Livrant sa connaissance intime tout en annonçant humblement qu’il ne saurait « réduire une personnalité aussi riche et aussi complexe à ma seule perception. Au-delà du rhizome fédérateur engendré par son cosmopolitisme, il n’existe pas de vérité unique de nature à le circonscrire, juste des prismes singuliers conditionnant des façons d’interpréter sa pensée, ses actes, ses fidélités et ses fragilités », Laurent Bayle dessine le parcours boulézien avec un art remarquable de la synthèse, sans simplifier quoi que ce soit, pourtant. Douze chapitres, disions-nous, à ce tome dodécagraphique qui invite le lecteur dans les premiers pas du musicien, installé à vingt ans dans un Paris occupé, bientôt chef de fosse au Marigny où l’a engagé Jean-Louis Barrault, puis créateur des concerts du Domaine musical (à partir de janvier 1954). Retour aux sources aborde les années de prises de position du jeune Boulez, l’exigence critique qui les caractérise, enfin ses opus fondateurs, tel Le marteau sans maître à travers lequel il interprète la poésie de René Char. Nous le suivons ensuite dans la fondation de l’Ircam et de l’Ensemble intercontemporain, dans le projet de la Cité de la musique et de la Philharmonie après la déception rencontrée lors de la réalisation de l’Opéra Bastille.
Intellectuel curieux qui investit sa contemporanéité, Boulez est un lecteur assidu. Littérature raconte sa rencontre avec la prose et l’univers de Kafka, avec les vers de Char, avec le théâtre de Claudel, deux êtres qu’il a aussi côtoyés. Puis il y aurait Artaud, Genet, Beckett, Celan, Michaux, Butor, etc. Du passé, il se plonge dans Lautréamont, Mallarmé et Rimbaud, pour le domaine français, dans Dickinson, Dostoïevski, Gogol, Joyce, Kleist, Musil et Virginia Woolf quant à l’étranger. John Cage lui fera découvrir Edward Estlin Cummings et Ezra Pound. « Et Proust ? Ses personnages vivent dans un monde protégé qui n’intéresse pas vraiment le musicien, quand les anti-héros de ses autres icônes littéraires appartiennent à une société heurtée qui lui parle. Joyce innovait, revisitait le langage, la grammaire. Proust semblait de prime abord plus timoré. N’empêche que son génie interrogeait une dualité fondamentale : faire et comment faire »… Du côté des philosophes, Boulez noue des relations avec Barthes, Deleuze, Derrida et Foucault, prenant ses distances définitives avec Lévi-Strauss avec la publication d’un essai où l’esthétique sérielle n’est pas épargnée par l’anthropologue (Le cru et le cuit, 1964). Bayle s’emploie à montrer les chemins par lesquels ces découvertes fécondèrent l’imaginaire boulézien et sa créativité.
Après Work in progress, maître-mot quant il s’agit de Boulez, ici chapitre qui démontre l’in-finitude de l’œuvre « en mue permanente », Mémoire et création propulse dans le passé d’élection du compositeur, un passé qui a nourri son devenir, mais établissant encore un parallèle, certes toujours prudent, entre Wagner et Boulez. Le chapitre médian est intitulé… William Christie ! Là, l’auteur interroge les trois étapes de la renaissance baroque, des pionniers Leonhardt et Harnoncourt au début des années soixante, aux affranchis des seventies que furent Gardiner, Herreweghe, Jacobs, Koopman, Malgoire, Savall et, bien sûr, William Christie, arrivé en France en 1971, qui donnerait le jour aux Arts florissants. « J’ai croisé ce meneur de jeu dès 1980 […] Ce qui me touchait, c’était la vigueur d’un souffle et d’un engagement que je croyais être l’apanage des cercles de la création. Sa pétulance annonçait une inflexion providentielle dans un climat d’effervescence débridée et jouissive. L’interprétation ancienne se mettait toujours au service de la recherche, requérait à son tour une délivrance et s’ouvrait sur un ailleurs plus accueillant ». Le choc d’Atys (Lully) en 1987 ouvrait une nouvelle phase, celle dans laquelle grandiront Hervé Niquet, Emmanuelle Haïm et Christophe Rousset : « la stratégie boulézienne faisait école : pour défendre ses idées, il n’est d’autres moyens que de conforter leur propagation ».
Si Théorie et pratique définit clairement les missions qui furent celles de Boulez, n’omettant pas la conscience politique de l’artiste en des temps régulièrement troublés, il montre aussi la nécessité d’organiser différemment la vie culturelle – « autant Boulez cultivera des échanges féconds avec de nombreux managers ou ministres, autant il ne reconnaîtra pas à d’autres, jugés médiocres ou inefficaces, le droit d’interférer avec des arbitrages engageant le devenir de son art ». S’ensuit un texte sur Boulez et le Théâtre, la rencontre puis la collaboration précoce avec la Compagnie Renaud-Barrault, forcément, formatrice à plus d’un titre et pour longtemps, puis le travail avec Wieland Wagner, Peter Stein, Patrice Chéreau, Pina Bausch et Christoph Schlingensief – « je ne retournerai à Bayreuth qu’en 2004. Boulez avait décidé de se confronter une dernière fois à son passé, en hommage à Wieland qui, s’efforçant de débarrasser l’héritage de son grand-père de ses connotations nauséabondes, l’avait intronisé près de quarante ans plus tôt : “J’ai commencé avec Parsifal et je vais arrêter avec Parsifal” ». La partie suivante se concentre sur le créateur d’institution. Donc on remet en question s’attache à celui que certains ont qualifié d’homme de pouvoir quand il s’agissait d’abord d’un homme d’action. À qui devons-nous l’Ircam, l’Ensemble intercontemporain, la Cité de la musique, la Philharmonie de Paris, mais encore l’Académie du Festival de Lucerne, par exemple ?
À l’évocation de Boulez et la Peinture, « en associant Cézanne et Debussy, Kandinsky et Schönberg ou encore Mondrian et Webern », succède un dernier chapitre dont le titre, Polémiques et amitiés, en dit déjà beaucoup. Une édition de l’émission Bouillon de culture, soit le direct du 19 février 1993, est présentée en toute honnêteté, reconnaissance la maladresse d’un Boulez lâchement attaqué à l’antenne lors d’un atroce face-à-face. Dernier chapitre, disais-je ? Plus exactement, Pierre Boulez aujourd’hui avance au fil de dix parties, précédées d’un prélude et conclues par une coda où le terme aujourd’hui prend sens. C’est dans l’effondrement de notre société occidentale et d’un équilibre mondial tel que nous le connaissions que Laurent Bayle inscrit la poursuite de l’aventure artistique, avec Notre temps. Aussi je ne résiste pas au besoin de citer ces lignes : « s’il est une leçon à retenir de la combattivité de Pierre Boulez, elle tient en quelques tournures chocs qui résument son crédo : l’État n’est pas une entité désincarnée ; nous sommes en capacité d’orienter ses arbitrages ; il nous appartient d’agir ». Grand merci au président de 2025 Année Boulez.
BB