Chroniques

par laurent bergnach

Laurent Feneyrou
Bernd Alois Zimmermann – Action ecclésiastique

Éditions Contrechamps (2025) 288 pages
ISBN 978-2-940068-77-7
Feneyrou analyse "Action ecclésiaste", œuvre posthume de Zimmermann

Né à la fin de la Première Guerre mondiale, non loin de Cologne, Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) est un enfant joyeux et plein d’humour, dont l’internat dans un établissement catholique à la discipline rigoureuse n’entame pas la gaîté. Il y découvre l’histoire de l’art et assiste un des frères qui tient l’orgue de l’abbaye, avant d’en jouer lui-même. Mais l’arrivée au pouvoir des nazis, réfractaires à l’Église romaine comme à toutes confessions, conduit à la fermeture de l’établissement (1936). L’adolescent est contraint de changer de lieu d’enseignement, et souffre de se plier, plusieurs mois durant, au Service du travail du Reich (1937). Peu après, ses études universitaires d’instituteur et d’éducation musicale sont interrompues à leur tour. Zimmermann est mobilisé pendant plus de deux ans (1940-1942), puis libéré suite à une grave intoxication en zone marécageuse, qui entraîne des dermatoses chroniques.

Un mariage heureux (1950) et un travail acharné n’apaiseraient jamais tout à fait la souffrance d’appartenir à un clan sacrifié. Aux Cours d’été de Darmstadt, par exemple, celui qui, hier encore, trouvait chez Hindemith, Strauss et Stravinsky ses premiers modèles mesure la distance qui le sépare du sérialisme dominant. Plus d’une décennie après la capitulation du pays, Zimmermann écrit, amer : « À la place que nous devrions occuper à présent se trouve toujours et encore la génération plus ancienne, et quand nous nous y trouverons enfin, la plus jeune nous aura dépassés, si nous ne prenons pas garde. Voilà le cadeau que nous a offert le Reich millénariste pour compenser le fait de nous avoir volé notre jeunesse » (1957). Outre cette écharde mentale, son corps reste fragile et la gestation de Die Soldaten (1965) s’accompagne de crise cutanée et de glaucome [lire nos chroniques des 11 octobre 2006, 9 novembre 2010, 20 août 2012, 4 octobre 2013, 31 mai 2014, 30 avril 2016, des 23 avril et 3 mai 2018, enfin du 28 janvier 2024], quand la création de Requiem für einen jungen Dichter (1969) se passerait du musicien, en cure de sommeil [lire notre chronique du 2 juin 2015]. À bout de forces, l’âme effondrée, Zimmermann se donne la mort.

Après une première exploration d’œuvre destinée à la collection de poche de Contrechamps – Fragmente-Stille, an Diotima de Luigi Nono [lire notre critique de l’ouvrage] –, le musicologue et chercheur Laurent Feneyrou en livre à présent une seconde [lire aussi nos recensions de Silences de l’oracle – autour de l’œuvre de Salvatore Sciarrino, Théories de la composition musicale au XXe siècle, Frédéric Durieux, l’espace des possibles, Le chant de la dissolution et Wagner à Venise de Giuseppe Sinopoli]. Elle concerne la toute dernière partition de Zimmermann, achevée quelques jours avant son décès : Ich wandte mich und sah an alles Unrecht, das geschah unter der Sonne (Je me tournai et regardai toute l’injustice qui se faisait sous le soleil), une action ecclésiastique (son sous-titre) pour deux récitants, basse solo et orchestre. Elle se fonde sur deux sources littéraires, L’Ecclésiaste (c. 250 av. J.C.) et Les frères Karamazov (1880) – plus précisément, le chapitre que Dostoïevski intitule La légende du Grand Inquisiteur –, dont des extraits forment le livret en allemand, reproduit en annexe, avec sa traduction française.

Une première section de l’analyse insiste d’abord sur la relation que Zimmermann entretient au temps, à l’instar de Stockhausen, souvent cité dans ces pages. On y croise des philosophes (Bergson, Heidegger, Husserl, etc.) mais aussi le poète Ezra Pound en auteur d’un Traité d’harmonie (1924). On comprend dès lors que certains attraits du compositeur (pluralisme, simultanéité, collage, etc.) sont liés à la notion de temps sphérique, qu’il affectionne. Quant à elle, la deuxième section s’attarde sur les sources littéraires d’un projet qui remonte au milieu des années cinquante, dont Laurent Feneyrou détaille tâtonnements et ébauches successives. Enfin, la troisième section approfondit la description méthodique de l’œuvre achevée, laquelle est créée le 2 septembre 1972, dans le cadre des Jeux Olympiques de Kiel – les Français la découvriraient à Royan, l’année suivante, toujours sous la direction d’Hans Zender. Au terme d’un travail remarquable, le musicologue conclut : « L’Action ecclésiastique constate, de manière non cathartique, que la musique s’est détruite, non sans avoir livré bataille ».

LB