Recherche
Chroniques
Mel Bonis
pièces extraites de divers recueils pianistiques
Il n’est guère si fréquent qu’un disque présente les œuvres dans l’ordre chronologique de leur composition. Telle remarque passerait pour futile s’il ne s’agissait pas d’un CD consacré à une musicienne plutôt rare, que les pianistes commencent à rejouer et que, grâce à celles-ci et ceux-ci, le public découvre enfin. À l’évidence, il n’était pas évident de pouvoir orienter sa vie vers la musique lorsqu’on était femme et née au XIXe siècle. Il semble qu’il n’ait pas été plus évident pour la production de l’artiste de retenir l’attention des générations suivantes. Ainsi l’œuvre de Mel Bonis (1858-1937), abordée par nos colonnes depuis qu’on les rejoue [lire nos chroniques du 29 mai 2012, du 11 octobre 2013, du 16 octobre 2014 et du 20 août 2021, ainsi que nos critiques des enregistrements de la Suite dans le style ancien Op.127 n°1, des Gitanos Op.15 et de Femmes de légendes], dut attendre plus que de raison, à en juger par la facture qu’on en percevoir et que confirme la gravure que Myriam Barbaux-Cohen a réalisée en 2022 sur un Bechstein D282.
Élève de Guiraud, de Marmontel et de Massenet, puis de Franck, Koechlin et Fauré, Mel Bonis sut construire un style personnel qui s’inscrivit dans l’esthétique de son temps, parfois pas plus ingénieux que d’autres, il est vrai, et cependant souvent moins médiocre. Ainsi la présente galette propulse-t-elle l’écoute dans cette période qu’on désigna par Belle Époque, avec tout de même quatre dernières plages empruntant à l’Entre-deux-guerres. Après la charmante Valse Op.2 (1884), intitulée Étiolles et dédiée à sa mère, la pianiste nous plonge dans plusieurs pages extraites des nombreuses Pièces pittoresques et poétiques qui jonchent le parcours de la compositrice, de 1889 à 1932. La façon de Fauré est assurément l’inspiratrice de la tendre vague du bref Prélude, déployant ici un lyrisme certain. Myriam Barbaux-Cohen fait à peine pencher les premiers pas de l’Impromptu (Gai printemps) vers Chopin, révélant une nouvelle mélodie quasi fauréenne dans la fluidité de Près du ruisseau qui affirme qu’en effet, ce qu’on appela romantisme attendit la Grande Guerre pour s’effacer. La délicatesse de la frappe trouve en l’instrument un allié favorable à ciseler comme à chanter cette musique volontiers de bonne humeur, y compris dans des Pensées d’automne qui ne froncent point les sourcils. Au rubato délicat de la Berceuse succède l’Églogue (1897), méditation triste qui semble improviser une errance douloureuse, a contrario de la souriante Romance sans paroles de la même année, frémissant comme un soleil à travers le feuillage. L’Andante qui barcarolle la Méditation de l’année suivante sur-affirme décidément l’influence de Fauré, dans sa manière presque harpistique. Né six ans avant Bonis dans une famille modeste comme la sienne, le compositeur et pianiste montrougien Raoul Pugno, italien par son père et lorrain par sa mère, n’est pas resté dans les mémoires ; la musicienne dédie à ce camarade un mystérieux Carillon mystique qui recueille plus certainement encore une personnalité musicale désormais précisée.
Quatre autres extraits des Pièces pittoresques et poétiques prennent place en toute fin de ce beau programme, puisés au cœur des deux décennies bordées de part et d’autre par la boucherie des conflits mondiaux. En 1922, Au crépuscule semble courir derrière des voiles nuageux qui demeureront impalpables ; on y admire la subtilité de la nuance sous les doigts d’une pianiste décidément autant sensible qu’habile. Six ans plus tard, Une flûte soupire n’est pas sans rappeler le Debussy des Arabesques (1891), quand Ravel, lui, conçoit alors son fameux Boléro. Concluant l’album après une Berceuse triste à la langueur positivement précieuse, Cloches lointaines dessine un paysage en regard d’un lointain qui, peut-être, invite un second volume au voyage de Myriam Barbaux-Cohen. Entre les deux sélections, elle fit entendre quatre Pièces de concert dont l’écriture s’étala elle aussi de 1897 à 1928. Un souvenir lisztien occupe la Ballade liminaire, toutefois traversée d’une aimable chansonnette, quand la Barcarolle de 1906 semble, sans renoncer jamais à une élégance gentille, vouloir voguer vers l’aventure – la même année, Ravel, toujours, publiait sa Barque sur l’océan (Miroirs). À la mémoire de l’archéologue et dramaturge Lucien Augé de Lassus, disparu à Paris le jour même de la destruction de Notre-Dame de Reims par les flammes de la guerre (19 septembre 1914), Mel Bonis compose en 1915 La cathédrale blessée où, après un préambule sévère, elle varie le Dies iræ grégorien – poignant, martial et même rageur. Terminons ce parcours imaginaire avec la Romance sans paroles Op.56 (1905) et sa superbe résolument Belle Époque !
BB