Recherche
Dossier
Nikolaz Cadoret
portrait d’un jeune harpiste
Découvert lors des Journées de la harpe d’Arles, cet automne, nous avons souhaité rencontrer Nikolaz Cadoret. S’il est encore étudiant à la Hoschule für Musik de Zurich, ce talentueux harpiste fait déjà preuve d’une certaine maturité artistique, exempte de ces reflexes qui marquent trop souvent le milieu de la harpe classique. De fait, le jeune homme a suivi un chemin à l’inverse de celui de son premier maître, Dominig Bouchaud, en commençant d’abord par la harpe celtique. Cet entretien vous entraine dans le monde passionnant des grande élégantes.
Comment la harpe est-elle arrivée dans votre vie ?
J'avais sept ans, je crois. J'ai assisté à une audition dans un conservatoire de région. Tous les professeurs défilaient avec les instruments. Quand j'ai vu la coulisse du trombone, j'ai voulu faire du trombone. Puis la guitare a joué ; je l’ai trouvé fantastique et j'ai voulu faire de la guitare. Enfin, la harpe est arrivée. Je n’en suis pas tombé amoureux, ne me suis pas pâmé d'admiration devant la majesté de l'instrument, rien de tout ça ! En fait, mon père a demandé au professeur comment on pouvait s'y retrouver dans toutes ces cordes, comment ça marchait. Le prof' l'a invité à monter son petit bonhomme sur scène. J'ai eu la harpe dans les bras, et les projecteurs au-dessus de moi. C'est un événement, dans la vie d'un petit garçon ! Le fait de monter sur scène a certainement été déterminant dans le choix de la harpe. Ma famille n'est pas musicienne, personne ne m'y a guidé : à ce moment-là, j'ai eu envie de retourner un jour en scène avec cet instrument dont je saurais me servir. Les cours s’ensuivirent, qui ont tout de suite bien marché, et j'ai eu dès le début la chance d'avoir un professeur exceptionnel. Dominig Bouchaud est un grand monsieur qui eut son prix à l'unanimité à Paris, un harpiste classique qui a tout laissé tomber, y compris la grande carrière qu'on lui promettait alors, pour se consacrer à la harpe celtique. D'une certaine manière, il a révolutionné la harpe celtique en lui apportant une véritable technique classique qu'il fit évoluer vers d'autres types de jeu. La harpe celtique ressuscitait grâce au travail d’Alan Stivel, et au début des années soixante-dix, une multitude de harpistes autodidactes sont apparus, des gens qui essayaient, avec plus ou moins de bonheur, de redécouvrir un instrument soudain à la mode. Dans ce contexte, Dominig Bouchaud disait qu'il fallait une technique, un travail, une rigueur, si on voulait arriver un jour à redonner à la harpe celtique ses lettres d'or. Son enseignement me permit plus tard de passer à la harpe classique, la technique qu'il m'a donnée venait bien de là : la position, la discipline, toutes ces choses qu'on a plus difficilement lorsqu'on fait de la musique traditionnelle. Le répertoire classique transcrit pour harpe celtique qu'il m'a fait travailler a formé une musicalité différente de celle qu'on acquiert en ayant exclusivement recours à l'instinct et à l'inspiration.
En fait, vous avez fait le chemin inverse de celui de votre maître ?
Un peu, oui. D'ailleurs, lorsque j'ai commencé à réaliser que j'avais envie de passer de la harpe celtique à la harpe classique et à le dire, il fut le premier à m'opposer un frein.« Ne va pas là, on va t'ennuyer avec des histoires de régularité du son, on va te mettre sans cesse sous pression, le milieu est ce qu'il est, et il y a le stress des concours », etc. J'ai fini par dépasser ça et par affirmer que c'était bien là ce que je voulais faire. Le chemin est inverse : j'imagine qu'il y a quelques années, on a dû lui dire de même de ne pas aller se fourvoyer dans le milieu de la harpe celtique, aléatoire et sans rigueur, qui n'était pas ceci ou cela, et tout un tas de choses…
Combien de temps avez-vous travaillé la harpe celtique ?
Pendant dix ans avec mon professeur, puis trois années tout seul, tout en m'exprimant dans plusieurs groupes de musique traditionnelle – de « jazz irlandais/breton », disons – en touchant d'autres instruments : trompette, guitare et percussions, tout ce qu'il est habituel de faire dans la musique traditionnelle où l'on se passe les instruments, les essaie, tentant ceci et cela. Pendant ces trois années, j'ai aussi fait autre chose. Je n'avais pas du tout envisagé une carrière musicale professionnelle, n'en ayant aucun exemple sous les yeux dans ma famille. Le cadre scolaire m'a gentiment orienté, comme c'est l'usage, dans un cycle normal, pour ainsi dire, et j'ai fait un an de classe préparatoire en Lettres, puis un autre à l'Institut d'Études Politiques de Rennes.
Un beau jour, on m'a invité en Arles aux Journées de la harpe pour y jouer de la harpe celtique. Là, je m'y suis retrouvé entouré d'une multitude de musiciens de mon âge qui voulaient faire de leur art leur vie.Ce fut le déclic. C'était au mois d'octobre, je venais d'entrer à Sciences Po', et tout à coup je me suis dit« qu'est-ce que tu fais ? Voilà dix ans que je me trompe, que je pense que je ne ferai pas de la harpe ma vie, alors qu'en fait je ne pourrai jamais faire ma vie en dehors de la harpe ». J'ai fini mon année de Sciences Po' dont j'ai démissionné, tout en commençant l'étude de la harpe classique. D'abord à tâtons… J'envisageais de l'aborder sous l'angle jazz, à cause des possibilités chromatiques de l'instrument. J'ai loué une harpe, m'y suis mis petit à petit, en travaillant seul. Quelques harpistes rencontrés en Arles m'ont donné des conseils, puis j'ai travaillé d'arrache-pied avec des morceaux qui me tenaient à cœur depuis longtemps, comme Clair de lune de Debussy ou les Variations Goldberg, rien à voir avec le répertoire qu’à ce moment-là je ne connaissais pas du tout. Je suis entré au Conservatoire de Rennes dans la classe d’Evelyne Gaspart qui a d'abord été assez dubitative devant ce nouvel élève qui, à vingt ans, débarquait comme un cheveu sur la soupe dans le monde de la harpe classique après des années de harpe celtique. Elle était exactement le professeur qu'il me fallait, c'est-à-dire qu'elle ne m'a pas mis de pression sur le plan technique ou en ce qui aurait pu concerner des concours, mais s'est préoccupée de musique, de rendu sonore, en travaillant le répertoire s'étendant de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe qu'en fait je n'aurais sans doute pas encore dû travailler mais qu'elle affectionnait particulièrement, beaucoup de musique contemporaine également, en faisant un peu l'impasse sur la harpe classique et romantique. Du coup, l'approche s'est faite en douceur. Je jouais ce qui me plaisait, abordant des choses qui convenaient à ma sensibilité musicale d'alors, sans repasser par le contingent des études ou des exercices rébarbatifs, ni tout le répertoire obligé de la grande Harpe – ceci dit, je dois l'assimiler maintenant !
Et ensuite ?
La harpe classique a rapidement bien pris. L'adaptation majeure fut ce qui concernait la force. On a un peu corrigé la position, aussi. Je me suis senti assez vite à l'aise avec l'instrument. Est arrivé un moment où il fallut que j'aille voir d'autres professeurs – ça fait partie de la logique d'une étude en CNR que de se confronter un jour à quelqu'un d'autre. Je suis tombé sur un papier annonçant un stage avec Catherine Michel. J'y suis allé, le courant est passé tout de suite. Son côté grand professeur m'a beaucoup apporté, parce qu'il me fallait cela à ce moment précis. Avec Mme Gaspart, c'était plus un échange, une rencontre intense, mais aussi un rapport simple et presque cordial. Je crois que nous avons évolué ensemble dans une entente proche de l'amitié. Soudain, je me retrouvais face à l'autorité qu'un maître peut avoir sur un élève. Le travail de plaisir et d'initiation au sens fort étant fait, pouvait arriver celui de la rigueur et de la profondeur – sur la technique de fond et l'apprentissage d'un répertoire, sur la solidité psychologique dans un concert ou un concours. Un grand professeur vous guide, vous montre quels sont les pièges à éviter, vous conseille sur où ne pas aller parce que ce n'est pas foncièrement intéressant ou parce que vous n'auriez aucune chance, etc. Cette rencontre a été très importante. Je n'ai pas ressenti le besoin d'aller vers d'autres professeurs depuis. J'ai donc quitté Rennes pour la suivre à la Hochschule für Musik de Zürich. J'essaie également de multiplier les expériences de concerts et d'orchestre. Il me semble important de connaître cet aspect primordial et complètement différent de la harpe, son rôle dans l'orchestre, etc. À Zürich, j'ai l'opportunité de travailler au sein du conservatoire et de pouvoir de temps à autre assumer un remplacement dans la fosse de l'Opéra ou à l'Orchestre de Chambre. Je viens de participer à Pelléas et Mélisande, par exemple, ce qui est pour moi infiniment formateur. C'est une chose qui permet de m'ouvrir de nouveaux horizons.
Vous savez, un harpiste n'a pas, comme un pianiste l'a, la possibilité d’énormément se produire en concert soliste. Nous ne sommes pas beaucoup demandés dans ce cadre. Avoir une carrière de soliste reste très difficile. Vu la maigreur de la demande, il est indispensable de pouvoir enseigner par ailleurs ou de jouer en orchestre, ce qui est une école extraordinaire pour la concentration, l'immédiateté du jeu – quand il faut jouer, il faut jouer : on n'a pas le droit de tâtonner ou de faire un peu ce qu'on veut. Il y a là une bonne rigueur qu'on se permet de ne pas appliquer ou de moins respecter lorsqu'on est tout seul, évidemment. Le concert soliste est indispensable parce qu'il autorise des risques qu'on ne peut pas hasarder à l'orchestre, et occasionne une respiration véritablement intime, libre et de ce fait plus naturelle, qui est irremplaçable.
Ce qui attira mon écoute vers vous lors des Journées de la harpe, c'est la musicalité que votre jeu me parut offrir. Quel travail particulier faites-vous en ce sens ? Car chez vous, la musicalité est omniprésence comme une sorte d’audace…
Étant nouveau dans le milieu de la harpe classique, j'ai la chance de n'avoir pas à supporter tout le poids des écoles, de ne pas véhiculer tout ce que j'aurais pu entendre (puisque avant d'aborder la harpe classique, je ne gravitais que dans le milieu celtique). Certaines traditions, parfois un peu… vétustes (osons le mot), l'ombre projetée de quelques monstres sacrés de la harpe, ou encore lefantôme du bon goût, ne viennent pas me paralyser. Je vais peu écouter les autres harpistes. On reproche souvent à la harpe classique d'être choucroute dans les cheveux avec nœud-nœud bleu, longue robe rose à dentelle et pompons (rires) : ce n'est pas vrai, bien sûr, mais cette caricature prend appui sur toute une population de solistes qui entretiennent cette image. Je crois que la harpe a encore beaucoup de choses à dire, et c'est dans cette optique-là que lorsque je joue, même des pièces données des centaines de fois et par des harpistes célèbres – par exemple les œuvres romantiques d’Elias Parish-Alvars, un compositeur qui a énormément écrit pour nous et qui use de cascades de jolies notes qui collent assez bien à l'image d'une gentille harpe de salon : lorsqu'on ose vraiment lire sans préjugés la partition, on s'aperçoit que certains passages pourraient être de Beethoven, de Chopin ou de Liszt ; c’est extrêmement riche, en tout cas plus qu'on veut bien le croire –, je cherche autre chose. J'écoute des enregistrements de piano romantique, je cherche à m'inspirer de tous les instruments, sauf de la harpe – mis à part certains maîtres comme Marcel Grandjany. Je pense que cette inspiration apporte une énergie neuve. L'interprétation d'un pianiste féconde parce qu'on l'écoute en étant totalement libéré des contraintes techniques. En entendant un harpiste jouer la même pièce, il y aura forcément un passage difficile qui imposera un ralenti à son interprétation : cette difficulté n'existant pas au clavier, l'exemple nous autorise moins ce type d'aides ou d'auto-complaisance. Et les couleurs du piano inspirent énormément ! Il ne s'agit pas de comparer, comme on l'a trop fait, harpe et piano : ce ne sont pas du tout des instruments apparentés. Mais la couleur, la percussivité, cette espèce d'énergie, d'engagement des pianistes, peuvent nous porter. Des Cziffra, Gould, Gilels, on n’en a pas à la harpe. Vous n'y pouvez pas rencontrer cette sorte de folie des Chopin de Richter, par exemple, totalement galvanisant. Cela n'entre pas dans l'image extrêmement codifiée de la harpe. Mais, en définitive, pourquoi pas ?!
Concernant cette question des couleurs, en vous écoutant, je n'ai pas entendu tellement de piano, pour tout dire, mais un basson, des sons flûtés de positif d'orgue…
Je parle de piano parce que je mène une sorte de combat personnel pour la harpe romantique, convaincu que c'est là qu'on peut tenter de faire quelque chose de différent, voire de grand. Montrer que la harpe est un instrument qui peut « avoir du ventre », être joué avec une extrême douceur mais aussi avec violence, peut-être même avec folie, voilà qui me plaît beaucoup.
Précisément avec Catherine Michel qui, de par sa pratique au sein de l'orchestre (à l'Opéra national de Paris, à l'Orchestre National de France ou encore à Dublin) possède une vision très riche des instruments qui lui permet d'analyser énormément de partitions sous un angle symphonique, j'en travaille infiniment l'aspect orchestral. La harpe possède une palette qui permet de tout faire, avec cette chance du contact direct sur les cordes qui offre des couleurs. On peut orchestrer son jeu : c'est exactement cette exigence que je m'ordonne. Si vous voulez, j'essaie de faire en sorte de ne pas jouer de la harpe mais de jouer de la musique. On ne peut pas rendre avec les mêmes couleurs et de la même façon une pièce romantique, une pièce baroque ou une contemporaine ; vous ne pouvez pas respirer dans tout cela de la même manière, ce n'est pas possible. Être dans le style, c'est aussi être dans les couleurs, pas uniquement respecter le bon tempo, la dynamique des ornements ou le legato généralement admis. Il s'agit d'opérer sur la texture même du son. Il m'arrive d'aller demander conseil à d'autres instrumentistes : par exemple, lorsque j'ai un souci sur une ligne mélodique, je vais quérir les avis d'un hautboïste et la lui faire jouer afin d'entendre sa conduite ; je vais ensuite la faire jouer à un flûtiste, etc. La gêne de l'absence de pédale, de cette espèce de « legatofantôme » qu'on n'a que dans le geste mais jamais par un moyen technique, tout cela ne peut certes pas inspirer mon jeu. Je ne peux pas me contenter d'un geste en m'efforçant d'y croire, vous comprenez ? Cela ne me suffit pas.
Y a-t-il chez vous un attachement particulier à la harpe, l'instrument mais aussi l'objet, ou est-ce que votre phrase de tout à l'heure -–à savoir « j'essaie de faire en sorte de ne pas jouer de la harpe mais de jouer de la musique » – désignait la harpe comme médium de votre expression sans plus de fixation que cela n'implique ?
Quand je travaille l'instrument, je m'efforce de penser qu'il est mon médium et j’intègre toutes ses contraintes. C'est une ligne directrice pour ne pas répéter ce qui a déjà été fait, pour trouver son propre langage. J'en suis loin, mais c'est cela qui m'intéresse. Dire comme quelqu'un d'autre ne me plaît pas. Mais la harpe n'est pas que cela : je ne me serais jamais engagé à défendre son répertoire, ou obstiné avec elle, s’il en était ainsi. J'ai un attachement à cet instrument, sinon, je crois bien que je commencerais le piano (rires) ! Je ne me battrais pas autant avec la harpe si je ne l'aimais pas tant. Pour l'objet, j'aime ses possibilités, mais je ne lui voue pas un culte. Ce que je n'aime pas du tout, c'est l'image qu'elle véhicule auprès d'un certain nombre de gens. C'est exactement la même chose que j'ai pu vivre avec la harpe celtique, d'ailleurs : on lui colle les druides, l'Irlande et ses grandes falaises… toutes ces fadaises ! À partir du moment où j'ai eu une harpe dans les bras, celtique ou classique, je me suis d'emblée senti bien avec elle : c'est donc l'instrument qui me convient. Croyez-vous que l'on puisse jouer correctement d'un instrument si on ne l'aime pas ? La harpe demande un véritable engagement. Il ne suffit pas de balader gentiment ses doigts sur les cordes, il y a quelque chose de plus physique. Elle impose une certaine lutte que vous abandonnez si vous ne l'aimez pas. C'est un instrument compliqué, tordu même, voire incohérent.
Sur quelle harpe travaillez-vous ? Avez-vous une harpe de prédilection ?
J'ai la chance d'avoir une harpe qui me plaise, qui sonne bien. Beaucoup sont irrégulières. Toutes les harpes d'un même modèle ne sont pas égales, certaines peuvent se « vider » très vite. On ne sait pas pourquoi, mais c'est ainsi. Ce sont des instruments qu'on achète plus ou moins neufs, qui ne vieillissent que peu, à l'inverse d'un violoncelle, par exemple. Ma harpe s'est faite à mon jeu, j'ai du plaisir à la jouer. Maintenant, elle n'est peut-être pas l'instrument de mes rêves. J'avoue que si je peux avoir un jour un modèle Salzedo... C'est une harpe assez rare, peu demandée, que l'on voit beaucoup aux États-Unis. Elle possède un son très riche, puissant, sans n'être cependant que pure projection, mais reste au contraire toujours rond. Elle a un design magnifique.
Car c’est aussi un des avantages de l’instrument : les fabricants ne sont pas bridés par le design, ils peuvent faire ce qu'ils veulent. Celle-ci est pleine d'angle, sans rondeur : une image qui correspond à une certaine partie de moi, je crois. Elle n'a pas de sculptures particulières, de feuilles d'acanthes, de dorures, toutes ces choses-là (rires) !... C'est un instrument assez dur à voir, vraiment. Un de mes rêves, voilà ! Je joue chez moi sur ma harpe et, comme les pianistes, je m'adapte à celles des endroits où je joue. On ne choisit pas ; c'est comme de travailler avec quelqu'un : parfois c'est un bonheur, d'autres fois il faut faire avec. Et ce n'est pas plus mal : ainsi apprend-on des tas de choses, à commencer par la souplesse.
Quel est votre rapport à la musique ?
Voilà qui peut nous emmener très très loin (rires) !... Simplement, j'ai commencé quelque chose dont il se trouve que je ne peux plus me passer aujourd'hui. Comme beaucoup de musiciens, trois ou quatre jours sans toucher mon instrument me sont extrêmement pénibles. Et si je ne peux pas jouer, il me faut écouter ou chanter, tout est bon pour trouver la musique. C'est aussi un rapport de servitude : au risque de paraître un rien grandiloquent, j'espère être au service d'un art et estime de mon devoir de rendre une œuvre avec la plus grande intégrité, de chercher à l'honorer le plus parfaitement que je le puisse. Tout mon travail s'en trouve orienté. Parce que la musique nous dépasse, l'on se doit de la jouer avec une grande honnêteté. Et elle m'envahit, bien sûr : il en va de ma façon de marcher jusqu’à mon rapport aux autres, en passant par ce que je vois et ce que je lis. C'est un tout indissociable. Ce qui est difficile, du reste : parfois, vous n'avez pas envie de jouer, mais il le faut, et tâcher de le faire bien. Ou encore, le concert que vous venez de donner ne vous plaît pas et, du coup, vous ne vous plaisez pas. Le travail du musicien s'appuie sur tout, pas seulement sur la musique. Par une alchimie complexe, ce que l’instrumentiste vit de triste ou de gai servira le compositeur dont il joue l'œuvre. Il faut essayer de s'ouvrir à la musique, avec tout ce que l'on a de bon et de mauvais en soi. La tentation est grande de durcir le trait pour assurer une prestation : c'est une conception d'un certain professionnalisme en musique, mais je ne crois pas qu'elle favorise le bon rapport à son art.
Jouez-vous en formation chambriste ?
Je privilégie le travail soliste parce que j'ai du répertoire à apprendre et qu'il est nécessaire, avant de travailler avec d'autres musiciens, d'asseoir une technique, d'être sûr de ce que l'on fait musicalement. À l'occasion, j'ai volontiers joué avec quelques partenaires. Je n'ai pas pour l'instant d'ensemble constitué, mais je développe en ce moment un duo avec Victor Aviat, un ami hautboïste. C'est un projet qui me tient à cœur, qui inclurait des transcriptions diverses, comme celles de Lieder de Schubert et Schumann, et la découverte d'un répertoire de hautbois et harpe qui existe, bien qu'il soit méconnu, principalement exploré et constitué par le duo Ursula et Heinz Holliger. Il y aussi tout un répertoire de trio et de duo (flûte, alto et harpe, cordes et harpe, etc.) qui demeure encore peu joué. Mais, pour le moment, je suis en pleine période de construction : de mes choix, de mon art, de moi-même.
Les prochains concerts ?
Le prochain se fera à Gstaad, en mars 2005. J'y jouerai laSonata alla turca (Mozart) transcrite par Kastner, Une châtelaine en sa tour de Gabriel Fauré, deux Divertissements de Caplet, le Scherzo romantique de Marcel Tournier (un contemporain de Debussy qui a beaucoup écrit pour la harpe et qui sut la faire sonner magnifiquement), une pièce de Parish-Alvars qui me tient beaucoup à cœur : Grande fantaisie sur les thèmes de « La sonnambula » de Bellini, une œuvre très peu jouée. Le récital s’achèvera par une série de suites de danses sur harpe celtique. Car je continue de la jouer : ce n'est pas parce que j'étudie depuis quatre ans la harpe classique que je l'aurais quittée, bien au contraire. Cette spontanéité qu’avec elle on peut avoir, l'improvisation et la danse qui obligent une pulsion intérieure, me semblent essentielles pour la pratique de la musique classique.