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Chroniques
Philippe Lalitte
Stravinski et ses interprètes – 90 ans d’enregistrements du Sacre du printemps
Quelle excellente idée ! Professeur de musicologie à la Sorbonne, Philippe Lalitte, spécialiste de perception, cognition et apprentissage de la musique, a orienté, avec méthode et même rigueur, ses recherches sur l’histoire de l’interprétation d’une partition majeure de notre modernité, Le sacre du printemps d’Igor Stravinski. En cinq chapitres parfaitement documentés, l’auteur invite son lecteur dans une vaste aventure qui va de la genèse d’une œuvre au provisoire bilan que l’on pourrait aujourd’hui dresser de sa réception.
« La musique de Stravinsky a gardé un tel pouvoir de fascination parce qu’elle a un grand écho auprès des interprètes » est la constatation par laquelle s’ouvre son introduction à l’ouvrage, Lalitte développant bientôt l’ambivalence de la relation du compositeur aux musiciens qui le jouèrent de son vivant, partant que lui-même l’a beaucoup dirigée, en produisant parfois, au fil du temps, des approches contradictoires. Au passage nous est rappelé une animosité certaine à l’égard de ceux qu’il appelait les Professor von Schnell et les Doktor von Langsamer, les uns brûlant les pupitres dans la précipitation quand les autres les endorment. Jusqu’en 1966, Stravinski a multiplié les enregistrements de sa propre musique, sans pour autant que l’on puisse désormais considérer comme modèle absolu ses réalisations. Une fois posé que le livre « se donne pour objectif d’examiner la conception stravinskienne de l’interprétation, de relater les liens que le compositeur a entretenu avec quelques-uns de ses interprètes et d’analyser l’évolution de l’interprétation du Sacre en regard de ses spécificités d’écriture et des intentions esthétiques du compositeur », et qu’il « s’inscrit à la fois dans la musicologie historique, la musicologie de l’interprétation, la critique génétique et l’histoire de la phonographie », le lecteur découvre avec passion tout un monde contradictoire et ô combien fertile.
Le premier chapitre présente, via cinq parties brèves mais précises, la gestation de l’œuvre. Depuis la fondation du Monde de l’art, en 1898, puis de sa revue par Léon Bakst, Alexandre Benois et Sergueï Diaghilev, l’auteur revient sur l’entreprise de ce dernier de faire connaître l’art russe au public parisien. Après avoir monté une grande exposition de peinture et de sculpture dans le cadre du Salon d’automne au Grand Palais, en 1906, il poursuit l’année suivante au Louvre avec les arts décoratifs russes. Dans la foulée, grâce au généreux soutien d’Élisabeth de Riquet, comtesse de Caraman-Chimay et comtesse Greffulhe, il fonde la compagnie des Ballets russes qui propose une saison russe à l’Opéra de Paris, avec, entre autres concerts, la première française de Boris Godounov, incarné par Chaliapine, en mai 1908. Mais c’est au Théâtre du Châtelet que se déroule la première saison des Ballets russes, du 18 mai au 19 juin 1909. Dès l’année suivante, la compagnie est invitée dans les grandes métropoles européennes. Diaghilev avait fait la connaissance du jeune Stravinski en 1909. Il lui commande bientôt la musique d’un ballet d’après le conte russe L’oiseau de feu, dont la création aura le 25 juin 1910 au Palais Garnier dans une chorégraphie de Fokine et sous la direction musicale du compositeur Pierné. Ce succès inaugure une collaboration féconde, aussitôt poursuivie par Petrouchka dont la partition préfigure les innovations du Sacre. Fokine, pour la danse, et Monteux en fosse en sont les créateurs, au Châtelet le 13 juin 1911. La survenue de l’idée d’un troisième ballet semble atteindre l’imagination du peintre Roerich, qui l’a toujours revendiquée, avant celle du compositeur. Toujours est-il, sans que le mystère soit percé, que les deux artistes commencent à élaborer ensemble ce qui allait devenir Le sacre du printemps. À l’été 1911, Diaghilev et Stravinski signent un contrat qui les lie, pour quatre mille roubles, à le mener à terme. Le musicien livre le bébé au printemps suivant, bébé que le génial Nijinski mène sur les fonts baptismaux aux côtés de Monteux, avec une générale qui se passe calmement, le 28 mai 1913, au tout nouveau Théâtre des Champs-Élysées. « Les musiciens trouvaient cela absolument fou, mais comme ils étaient très bien payés, leur discipline n’était pas trop mauvaise ! », confiera le chef par la suite. Ces Tableaux de la Russie païenne étaient créés le lendemain, provoquant le scandale que l’on sait. Par-delà ces rappels historiques, Lalitte décrypte ce qui alimente la partition, les apports du folklore russe et d’un certain mouvement esthétique. Il conclut cette partie par les aléas de l’édition de l’œuvre.
La suivante s’attelle à la création elle-même, au grand charivari du 29 mai, devant un public offusqué par l’audace de Nijinski, puis à la formidable carrière du Sacre du printemps au concert plutôt qu’en scène, amorcée par la première moscovite du 25 février 1914, sous la battue de Koussevitzky. Six semaines plus tard, Monteux le dirige au concert, au Casino de Paris, et sans incident, cette fois – « le succès considérable amena les admirateurs de Stravinski à la porter jusqu’à la Place de la Trinité ! ». On suit pas à pas un opus à la conquête du monde, avant d’aborder son assimilation, par ses admirateurs comme par ses contempteurs, au primitivisme. « Le ballet semblait faire revivre, aux yeux des contemporains, les temps immémoriaux. L’œuvre fut instrumentalisée dans une guerre idéologique qui mit face à face les anciens et les modernes, les conservateurs et les progressistes », alors qu’il convient de nuancer : « Le sacre est enraciné dans la culture russe, le folklore slave et la tradition symphonique russe, mais il s’inscrit également dans les innovations du langage musical initiées par la musique française du début du XXe siècle et anticipe les recherches rythmiques et timbriques de la seconde moitié siècle ».
Le sujet de l’interprétation est abordé par l’inspection d’un Stravinski lui-même pianiste, puis chef d’orchestre – « Le compositeur exilé s’est créé des opportunités de revenus supplémentaires en interprétant ses propres œuvres. D’autre part, il souhaitait proposer des versions de référence immortalisées par le disque ». Sans être un virtuose du clavier, le musicien se réserve les droits de jouer certaines de ses partitions, selon une sorte de malignité bien compréhensible ; « quelques problèmes de mémoire ne le découragèrent pas à poursuivre sa carrière de soliste ». Puis il apprend son métier de chef en autodidacte et à la faveur de ses œuvres, dirigeant pour la première fois en public à Rome, au printemps 1915 (les Suites de Petrouchka et de L’oiseau de feu, avec Feux d’artifice). « Il exprime une conception de l’interprétation influencée par l’idéologie objectiviste qui relègue l’expression au second plan pour privilégier une approche architectonique. » C’est après guerre qu’il se révèle vraiment, avec une tournée européenne en 1924 suivie d’une tournée nord-américaine l’année suivante. Après avoir mené la création au concert de son Œdipus Rex à Paris (20 mai 1927), il se produit à la tête du New York Philharmonic, in loco, en 1937 sans Le sacre du printemps. Philippe Lalitte se penche dès lors sur la conception stravinskienne de l’interprétation, le compositeur lui-même ayant annoncé que sa musique devait « être lue, exécutée mais pas interprétée ». En lutte avec une tradition romantique encore fort en vogue dans ces années-là, Stravinski « notait scrupuleusement les tempi avec des valeurs métronomiques complétées par des termes de mouvement ». L’entre-deux guerres est le moment de la Neue Sachlichkeit dans lequel le compositeur-interprète inscrit sa démarche, son objectivité musicale consistant alors « à se détacher à la fois de toute expression émotionnelle extérieure et des éléments extra-musicaux ou illustratifs, en mettant plutôt en exergue l’ordre, la construction et l’architectonie ». Avec l’arrivée des enregistrements, il entend exercer une sorte de contrôle sur le rendu de ses œuvres, jusqu’à publier des critiques de disques pendant les années soixante. En 1964, il compare les versions du Sacre par Karajan (Berliner Philharmoniker, DGG, 1963) et par Boulez (ORTF, Guilde internationale du disque, 1963) avec un live de Craft avec l’Orchestre Symphonique d’Etat de l’URSS. « Les commentaires de Stravinski sont précis et portent principalement sur le tempo, les articulations, la dynamique, le timbre, l’équilibre entre les instruments, ainsi que sur la qualité de l’enregistrement. » ; de même compare-t-il en 1970 les versions Boulez (Cleveland Orchestra, CBS, 1969) et Mehta (Los Angeles Philharmonic, London Records, 1969), élisant la sienne-propre (Columbia Symphony, Columbia, 1960) comme la seule recommandable.
La pénultième section de ce livre passionnant se concentre sur Stravinski et l’enregistrement, à partir des premiers essais au piano mécanique, idéal pour celui qui se défia tant des musiciens, au point de toujours vouloir tout contrôler. C’est aussi l’occasion, pour l’auteur, d’informer sur l’invention du pianola. Lorsqu’il s’installe en Suisse, le compositeur achète un gramophone, et bientôt « une collection de disques de musique de corrida et de chansons gitanes, source d’inspiration pour le paso doble dans la Marche royale de l’Histoire du soldat ». C’est en 1923 qu’il commence lui-même à enregistrer, et six ans plus tard, il grave son Sacre du printemps, sans en vaincre lui-même les difficultés d’exécution. On lira avec grand intérêt la comparaison détaillée de ses trois versions de studio – 1929, 1940 et 1960. Évolution de l’interprétation du Sacre est le titre de l’ultime chapitre de cet essai, duquel nous ne révèlerons rien ici, invitant plutôt le lecteur à s’y plonger.
Voilà, assurément, un ouvrage essentiel à tout mélomane.
BB