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Chroniques
Pierre Boulez – Pierre Souvtchinsky
Cher Pierre… – correspondance 1947-1985
Pendant près de quarante ans, Pierre Boulez (1925-2016) a échangé une correspondance riche et passionnée avec le mécène et homme de lettres Pierre Souvtchinsky (1892-1985). Affinité élective, passage de flambeau, coup de foudre amical : ces expressions nous viennent tour à tour à l’esprit, dès les premiers échanges entre le cadet, à peine sorti du conservatoire, et l’aîné, fondateur de revues dans la Russie d’avant 1917, depuis toujours proche des musiciens (Rimski-Korsakov, Prokofiev, Miaskovski, etc.). Ces deux-là brûlent d’un même feu – souvent fatal à l’entourage –, et qu’ils se soient reconnus puis appréciés semble une évidence. En témoigne le remplacement du Cher Monsieur par Cher ami, moins d’un an après la première lettre du plus jeune des deux Pierre (fin 1947). Cette publication, qui fête le centenaire du père de Répons simultanément à quelques autres ouvrages [lire nos critiques des ceux de Laurent Bayle, Pierre Brunel et Robert Piencikowski], permet de suivre l’évolution d’un créateur qui partage des réflexions sur son art, sans toutefois aborder les questions plus techniques creusées avec Cage, Pousseur ou Stockhausen.
En octobre 1946, sur une recommandation d’Honegger, Boulez est engagé comme ondiste par la compagnie Renaud-Barrault dont il devient bientôt le directeur musical. Les tournées mondiales s’enchainent – parfois de plusieurs semaines, en ce qui concerne l’Amérique du Sud (1950, 1954, 1956) ou l’Amérique du Nord (1952) –, et le compositeur confie sa lassitude du théâtre autant que la peine à se concentrer sur son propre travail… quand il a la chance de trouver une table dans sa chambre d’hôtel ! Le temps manque pour l’essentiel, et Boulez ne veut plus le gaspiller à ménager des susceptibilités ni à réagir à chaque « querelle autour d’une pissotière de village ». Sa réputation d’homme aux propos tranchés (et drôles) n’est plus à faire, mais, dans une correspondance privée, on le découvre plus cru encore, couvrant de boue politiciens, écrivains et confrères – la palme revenant au pauvre Poulenc, « putain jusqu’au bout des ongles ».
Moins nombreuses que celles de Boulez, les lettres de Souvtchinsky dessinent l’aristocrate défroqué sous les traits d’un ange gardien. Le sauvageon Boulez étant son protégé, on s’adresse directement à lui pour s’en plaindre (Ansermet, Scherchen). Il lui revient alors de calmer le jeu et d’indiquer au jeune homme quel est son intérêt. Le plus souvent, Boulez lui-même désire oublier un incident pour retourner à ses portées, avec une excuse désarmante : « Toujours mon caractère ! Je ne puis absolument pas dire ce que foncièrement je ne pense pas ». Le rôle de Souvtchinsky est aussi crucial dans l’avancée du projet Domaine musical, que ce soit pour améliorer le graphisme du premier bulletin (1954), ou pour conseiller la présidente, Suzanne Tézenas, dans sa quête de mécènes. Cependant, suite à la création française de Threni (1958), assurément calamiteuse, le mentor va prendre le parti de Stravinsky – « valeur sacrée » à ses yeux –, et tenir Boulez à l’écart pendant de longs mois. Une fois établis les torts respectifs (Robert Craft, Antoine Goléa, Bernard Gavoty, etc.), les relations épistolaires reprennent lentement. Par sa patience dans cette affaire, le compositeur prouve son attachement.
Durant le quart de siècle suivant, soulagé de l’absence de rupture avec Souvtchinsky, le musicien continue de partager avec lui ses ambitions, ses déceptions, ses nouvelles amitiés et inimitiés. Le ton espiègle, l’humour volontiers scatophile donnent raison à l’aîné qui parlait à Stravinsky d’« une sorte de conscience enfantine, qu’il essaie de dominer et d’étouffer » – en vain, assurément. Ce qui compte pour Boulez, c’est de rester fidèle à soi-même, de refuser le compromis et la componction, quitte à passer pour désinvolte. À Henry Barraud qui veut l’entraîner dans le camp des fonctionnaires médaillés, il cite Mallarmé : « Heureuse ou vaine, ma volonté des vingt ans survit intacte ». Puis il se tourne vers l’ancien élève de Felix Blumenfeld : « Toute cette racaille de Paris est à bousiller ».
Arrivent les années soixante. À l’instar de certaines admirations d’antan (Varèse, Cage, Char, etc.), Boulez voit s’étioler le Domaine musical, et des êtres sans culture freiner certains projets. Il fulmine et fustige, une fois de plus, l’effroyable sottise française. Pendant un de ses rares moment de faiblesse avoués, il écrit : « Ce n’est pas effrayant d’être seul ; mais le danger, ce sont les nerfs… ils peuvent nous trahir si facilement ! » – le zona ophtalmique de 1966 serait-il l’expression somatique d’une révolte intérieure et du grand stress qu’elle a généré ? Fatigué de vouloir ranimer la vie musicale nationale, blessé par son duel perdu contre Malraux, mais sollicité comme chef d’orchestre par les salles du monde entier, Boulez se résout à un exil autrefois vécu par Souvtchinsky. Cette histoire-là nous est connue, avec ces engagements qui expliquent la raréfaction des échanges postaux. Laissons donc le mot de la fin à l’ami russe plein d’estime : « Avec votre apparition – tout a changé ; je (et on) vous dois beaucoup ».
LB