Chroniques

par bertrand bolognesi

Robert Piencikowski
Pierre Boulez « aux Champs »

Éditions In Fine – Chroniques du Théâtre des Champs-Élysées (2024) 60 pages
ISBN 978-2382-03213-8
Robert Piencikowski signe ce bref et passionnant ouvrage

Pierre Boulez nous manque, c’est indéniable. Fort heureusement, nous pouvons actuellement retrouver les divers aspects de son art, de son talent, de son engagement, bref de sa personnalité, grâce à 2025 Année Boulez, événement inauguré ce 6 janvier par la conférence de presse au ministère de la Culture et le concert d’ouverture où étaient donnés à entendre ses messagesquisse, Mémoriale et Répons [lire notre chronique]. Outre de jouer la musique du compositeur à l’occasion du centenaire de sa naissance, et même de jouer celle que nous n’entendîmes jamais en salle, comme Polyphonie X, par exemple (ce 26 mars, à la Cité de la musique), 2025 Année Boulez est aussi le moment de faire paraître plusieurs ouvrages qui viennent compléter un abord in progress à l’infini, ou constitueront, pour nos cadets, autant d’entrées dans l’univers boulézien.

Ainsi ce Pierre Boulez « aux Champs » conçu par le musicologue Robert Piencikowski – auteur de nombreuses publications, chargé de cours d’analyse musicale à l’Ircam de 1980 à 1990, responsable des archives Boulez de la Paul Sacher Stiftung (Bâle) entre 1990 et 2016, éditeur chez Universal (Vienne) des fac-similés des manuscrits de l’épure et de la première mise au net de la partition de Tombeau (cinquième mouvement de Pli selon pli), etc. –, paru dans la collection des Chroniques du Théâtre des Champs-Élysées (Éditions In Fine) dès novembre 2024, donc en amont de la vaste célébration de cette année.

Six chapitres brefs articulent un fascicule qui, comme l’indique son titre, s’attache à la présence de Pierre Boulez derrière la frise de Bourdelle, dans la plus élégante des salles parisiennes, celle d’Auguste Perret, qui comptera cent douze ans d’ici quelques jours. Passé le préambule qui contextualise la survenue du jeune musicien avenue Montaigne, le lecteur est d’emblée plongé dans la verve boulézienne via un entretien effectué en novembre 2012, chez lui à Baden-Baden. Un atelier d’apprentissage parcourt, non sans l’irrésistible humour de l’artiste, l’immédiat après-guerre, l’exemple d’ainés au pupitre, qu’il put ensuite expérimenter par lui-même, et le climat particulier de ce temps, parsemé de divers scandales esthétiques, pour ainsi dire, comme l’exécution des Quatre Impressions norvégiennes de Stravinsky, et surtout la première de Déserts (Varèse), narrée avec une malice savoureuse. Le 29 mai 1913 était créé ici Le sacre du printemps, choc pour toujours associé à la modernité du Théâtre des Champs-Élysées (TCE) où Boulez l’a joué cinquante ans plus tard – « c’était risqué ». Et de là « partit ma trajectoire de chef ». Le concert pour le quatre-vingtième anniversaire de Messiaen (1988) vient clore le propos.

Après être revenu plus précisément sur ce Sacre du 18 juin 1963 (Un premier pupitre fondateur), un texte se distingue nettement, qui fait explorer dans le détail la vie musical du TCE durant l’Occupation – un lieu qui « était un peu tabou parce qu’il y avait l’Orchestre de Radio-Paris qui était un orchestre pro-allemand. C’est justement pour cela que je n’y suis jamais allé pendant l’occupation. Il y avait un festival pour les quatre-vingts ans de Richard Strauss. Le côté politique m’interdisait d’y aller » – et aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, avec, entre autres, le cycle de sept concerts consacré à la musique de Stravinsky, contemporain de la Libération (du 11 janvier au 5 juillet 1945). Les révolutions de l’après-guerre revient sur la Quinzaine de musique autrichienne de l’automne 1947, puis l’amitié avec Pierre Souvtchinsky et Hélène de Wendel, sur les répétitions de Wozzeck (Berg) donné en français et en version de concert, une nouvelle fois sur l’incroyable cirque perpétré durant Déserts – « Pierre Henry était à la régie sonore. Chaque fois que les passages pour électronique recommençaient, il avait la main sur le potentiomètre et il mettait ça tellement fort que les gens s’engueulaient mais ne s’entendaient plus. On ne sait pas ce qui se disait comme grossièretés, mais elles sont passées dans la bande du premier concert. Donc Varèse a été interdit d’antenne […] C’était très drôle ! [Hermann] Scherchen, qui avait toujours l’air très noble, se tournait vers Pierre Henry pour savoir quand ça finirait ; et quand c’était fini, Scherchen, de façon impavide, recommençait à jouer ».

Les pages suivantes se concentrent sur les premiers grands opus de Boulez : au TCE, est créé, en juillet 1950, Le soleil des eaux, écrit pour une pièce radiophonique de René Char, quand la première de Structure Ia aurait lieu au printemps 1952, à la Comédie des Champs-Élysées lors du festival L’œuvre du XXe siècle, marquant sa réconciliation avec Messiaen – « je me suis rendu compte que je l’avais choqué et je ne désirais pas le choquer éternellement, ça n’avait aucun sens ». À Entrée en composition succède De l’Orchestre national aux Wiener Philharmoniker, voyage approfondi dans la trentaine de concerts que dirigea Boulez avenue Montaigne, couvrant quatre décennies durant lesquelles se précise le répertoire du chef, une contribution qu’interrompt sa carrière aux prestigieux pupitres londoniens et new-yorkais. Avec l’invention de l’Ircam et de de l’Ensemble intercontemporain, à la fin des années soixante-dix, Boulez retrouve la vie musicale parisienne où occuper désormais un rôle prégnant, comme l’on sait. Sa présence au Théâtre des Champs-Élysées s’en trouve renforcée, d’autant qu’à l’initiative de Daniel Barenboim, il renoue avec l’orchestre de Paris. Retour est fait, par ailleurs, sur sa création au Palais Garnier, grâce à Rolf Liebermann, de la version complète de Lulu (Berg). Plus récemment encore, la tournée du London Symphony Orchestra passe par le TCE, au premier trimestre 1995, pour célébrer les soixante-dix ans de Pierre Boulez – nous nous souvenons de soirées mémorables.

Qui dit TCE dit forcément Sacre du printemps. L’une des dernières apparitions publiques de Boulez eut lieu le 30 mai 2013, lors du colloque Sacre et Modernité, organisé par le TCE à l’occasion des célébrations du centenaire de la création mondiale duchef-d’œuvre stravinskien sur sa scène. Son intervention fut alors enregistrée, si bien que le dernier épisode du livre, Le Sacre… encore et toujours, sont traversées de sa légendaire sagacité que le grand âge n’avait point émoussée. La volonté des compositeurs de sa génération de « vraiment commencer après-guerre », direction dans laquelle Karlheinz Stockhausen fut pionnier, vient conclure. Encore devons-nous signaler l’impression de nombreux documents historiques – photos, affiches, etc. – à parsemer l’ouvrage, ainsi qu’une liste complète des concerts de Boulez au TCE, précisant les distributions. À l’émotion d’y retrouver certains programmes dont nous gardons grand souvenir, c’est non sans intérêt que nous prenons connaissance de certaines quasi-bizarreries, comme Hippolyte et Aricie (Rameau) en 1964, le Concerto pour flûte K.313 (Mozart) en 1966 ou encore la présence d’œuvres de certains compositeurs qui par la suite disparaîtront tout à fait des menus bouléziens.

Quoi de mieux qu’une fin souriante ? Alors, cette citation : « Quand on me dit : ça ne vous gêne pas quand on siffle, quand on crie contre les œuvres ? Je réponds : mais non, les gens qui viennent ont droit de manifester leur hostilité et même leur imbécilité ». En effet, il nous manque.

BB