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Chroniques
Robin Bourcerie
La musique sous l’empire de Bacchus au XVIIe siècle
Avec La musique sous l’empire de Bacchus au XVIIe siècle (Classiques Garnier, 2024), Robin Bourcerie offre une traversée érudite et limpide d’un univers longtemps relégué aux marges de l’histoire musicale : celui des chansons et airs à boire du Grand Siècle. Claveciniste, docteur en musicologie et fin connaisseur de l’air français, l’auteur ne cède ni au pittoresque ni à la tentation d’ériger quelque théorie qui, à tout prendre, ne saurait que s’avérer fragile. Aiguisée et claire, sa plume se distingue par une précision constante et une élégance jamais emphatique. Les faits, toujours appuyés sur un patient dépouillement des sources, dominent le récit, et lorsque la documentation ne permet pas de conclure, il choisit l’honnêteté d’un nous-ne-savons-pas plutôt que l’hypothèse aventureuse.
Le livre s’ouvre sur un constat : l’air à boire, loin d’être une fantaisie marginale, a constitué un phénomène social et artistique majeur du XVIIe siècle. L’essor simultané du genre et des production et diffusion du vin crée un terrain propice : tandis que se multiplient cabarets et débits de boissons, la maison Ballard, imprimerie musicale dominante, publie environ trois mille pièces bachiques entre 1627 et 1710. Ces chansons et airs accompagnent la vie quotidienne des Parisiens, de la table aristocratique aux banquets plus modestes, et trouvent place dans les recueils les plus diffusés du temps.
Pas à pas Robin Bourcerie suit cette évolution éditoriale, des airs de cour encore polyphoniques du début du siècle aux airs sérieux et à boirequi dominent sa fin, en passant par la vogue des chansonnettes. À chaque étape, il décrit avec minutie les formes poétiques (binaire, rondeau, ritournelle), les pratiques musicales (la basse vocale, l’essor de la basse chiffrée) et l’évolution des effectifs, le plus souvent réduits à deux voix. Les typologies éditoriales, les dédicaces, les modes de diffusion sont analysés avec la même rigueur, mais sans jamais perdre le lecteur dans un jargon technique – demeure une saine clarté pédagogique.
Au delà de la morphologie musicale, l’ouvrage s’attache au terreau social et culturel. Les airs à boire révèlent une sociabilité de cabaret où le chant collectif et la convivialité priment, mais encore s’invitent-ils chez les mécènes et jusque dans les pages du Mercure galant. Ainsi le lecteur croisent-ils musiciens célèbres (Michel Lambert, André de Rosiers), poètes libertins (Colletet, Maynard) et tout un réseau de protecteurs allant de Gaston d’Orléans au Chevalier Paul. Situé à la croisée des hiérarchies sociales, l’univers bachique se révèle tour à tour populaire par ses lieux d’exécution et prisé par les élites lorsqu’il est donné dans certaines sphères privées.
L’un des apports les plus stimulants de l’étude réside dans l’examen des textes poétiques. Bourcerie en établit une cartographie impressionnante, comptant plus de cent vingt-cinq thématiques qui déclinent la relation entre vin et individu, vin et amour, vin et société. Les chansons dédramatisent la guerre, ridiculisent l’avarice, excommunient les buveurs d’eau et célèbrent Bacchus comme dieu tutélaire. La femme y est présente non en intruse mais en convive active, parfois même en instigatrice du boire. Frappe aussi le réalisme de ces pièces, avec les noms des cabarets, des marchands identifiés, des régions viticoles citées, ainsi que l’évocation de certains événements contemporains. Ces chansons sont autant de petites scènes de la vie ordinaire, comme saisies sur le vif, dont la force tient à leur simplicité directe et à leur immédiateté musicale.
Un des autres mérites de cette plongée passionnante, également nourrie de l’histoire du droit et de celle des vignobles de Champagne et de Bourgogne, est d’éclairer l’hostilité dont fut l’objet l’univers bachique. Cabarets et tavernes, accusés d’abriter blasphèmes, violences et délinquance, furent constamment visés par les autorités civiles, religieuses et médicales. L’Église dénonçait des contre-Églises où Bacchus aurait substitué l’ivresse profane à l’extase spirituelle, tandis que médecins et moralistes décrivaient l’homme ivre en fou, voire en animal à la fois proche du cochon et du singe, facteur d’oisiveté et de désordre familial. Face à ces offensives, poètes et musiciens du genre ne restèrent pas muets. Sans s’attaquer frontalement au pouvoir politique ou à l’institution ecclésiastique, ils tournèrent en dérision les gardiens de la bonne morale, se gaussant des médecins assassins et affirmant, par la chanson, une liberté joyeuse contre les prescriptions austères. Le musicologue montre combien, vive dans les deux premiers tiers du siècle, cette polémique, tend à s’apaiser ensuite : à mesure que les recueils d’airs se recomposent, les allusions trop directes au cabaret s’effacent, les motifs courtois apparaissent et l’ivresse musicale trouve peu à peu une forme de reconnaissance sociale.
Frappe également la manière dont Bourcerie parvient à restituer, sans l’enjoliver ni l’avilir, la vitalité d’une culture festive. Les airs bachiques apparaissent non comme excentricité marginale mais comme pan essentiel de la musique du XVIIe siècle, en dialogue constant avec les airs sérieux. Ils racontent une société partagée entre rigueur morale et ivresse joyeuse, entre censure et liberté. Ce nouveau volume – le quatre-vingt-quatre de la collection Lire le XVIIe siècle, codirigée par les universitaires Delphine Denis et Sophie Houdard qui toutes deux enseignent en Sorbonne leurs spécialités respectives, mais aussi le cinquième de la série Musique et littérature placée sous la responsabilité d’Anne-Madeleine Goulet, doctorante en Arts du spectacle et chercheuse au CNRS – s’impose comme une contribution majeure. Son irréprochable érudition est transmise par un style d’une lecture fluide et engageante. En redonnant à ces chansons leur dignité d’objets d’étude, Robin Bourcerie rappelle que l’histoire de la musique se joue aussi autour des tables, des verres levés et des voix qui s’unissent pour chanter Bacchus.
BB