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Dossier
Stefano Poda
portrait du metteur en scène
À l’occasion de la première de sa production d’Ariodante d’Händel à l’Opéra de Lausanne, nous avons rencontré le metteur en scène italien Stefano Poda [lire notre chronique du 15 avril 2016]. Metteur en scène ? Il sera plus juste d’écrire artiste, puisque celui-ci conçoit toute la scénographie (décors, costumes, et même lumière) dans laquelle il fait évoluer les protagonistes auxquels il a patiemment donné naissance avec les chanteurs, intégrant la danse dont il est également l’initiateur. Avant de découvrir bientôt ses Otello et Faust, approchons de plus près un créateur passionnant qui se définit d’abord comme auteur de spectacles et dont Jaume Radigales décrivit la démarche comme « résultat d'un travail intellectuel transparent et honnête, d’une analyse et d’un développement esthétique autant qu’éthique, cultivé par une vaste recherche littéraire, musicale et philosophique étendue au domaine des arts plastiques » (in The Scenographer, mars 2015)
Mise en scène, chorégraphie, décors, costumes et lumière : vous faites tout ?
C’est beaucoup plus facile de cette manière. Je n’ai jamais collaboré avec un autre metteur en scène en tant que scénographe ou avec un décorateur en tant que metteur en scène. Toujours, je suis seul. Et c’est mieux !
Comment nait le spectacle ?
J’écoute la musique. J’écoute, j’écoute, j’écoute… et les images, les idées me viennent de l’harmonie, des rythmes, etc. Pour moi, c’est impensable de demander à qui que ce soit de travailler à ma place ce que la musique m’a dit. Lorsque j’étais très jeune, mon premier travail scénique s’est fait artisanalement. C’était une expérience totalisante. Car la musique ouvre une fenêtre sur le monde.
D’où vient cette impulsion ?
Dans mon enfance, tout de suite j’ai peint. J’ai aussi beaucoup écrit. Mais j’ai vite compris que ma peinture et ma poésie n’étaient pas suffisamment fortes pour dire quelque chose d’aussi important sur le monde. Avec l’opéra, j’ai réuni toute cette énergie créatrice de manière à explorer le monde via cette fenêtre que la musique dessine dans un mur parfois hostile, de prime abord. Ce qui est le plus intéressant, c’est la dynamique technique.
Quel a été le chemin ?
Vers 1993, j’ai commencé avec de grandes ambitions qui ne s’exprimaient que sur un plan esthétique. Très vite, je me suis senti limité et j’ai eu besoin de me plonger vraiment dans la dramaturgie. Une évidence m’a frappé : le langage de l’opéra n’est pas celui du cinéma ni du théâtre ni de la réalité. C’est un langage métaphysique, au delà de tout ça. L’opéra n’est pas parlé mais chanté ! La musique porte une dimension profonde, intime. À mes débuts j’ai fait assez facilement un grand spectacle, sans me poser de questions : les costumes, les décors, la lumière, etc. Et c’est seulement après cette expérience que j’ai réalisé ce qui manquait. Alors je me suis engagé tout entier dans le travail jusqu’à l’acquisition d’une méthode d’investigation dramaturgique, jusqu’à inventer ma propre méthode.
Comment y êtes-vous arrivé ?
Par la négation du mouvement, dans une concentration extrême que j’ai rencontrée dans l’art butō. Chanter est un métier fantastique et difficile, mais un chanteur est un chanteur ; il n’est pas acteur, il n’est pas préparé à transmettre physiquement ce qu’implique un rôle ou ce dont rêve un metteur en scène. Je me suis forgé une technique personnelle qui recourt à la lumière, aux costumes, au surgissement d’un climat, d’ambiances. Elle découle avant tout de l’esprit. Je me suis donc imposé un travail de rééducation que j’ai ensuite développé, par-delà les aléas rencontrés par ailleurs.
Que pensez-vous des transpositions à l’opéra, de la mode consistant à « actualiser » l’intrigue à notre contexte ?
Je ne sais pas ce qu’est une mise en scène « moderne », ou une mise en scène « traditionnelle », ou ce qu’on veut dire par « Regietheater »… Ce que je fais est une option différente, une alternative à ces chemins qui conviennent à certains mais qui ne sont pas les miens. C’est par ma méthode que je parviens à placer l’attention du spectateur dans la musique et dans le drame qu’elle porte, d’en transmettre les tensions. Mon but est de permettre au public d’être le spectateur de lui-même. La mise en scène fonctionne comme un instrument optique qui lui révèlera de lui ce qu’il ne voyait peut-être pas seul. D’autre part, sa lecture serait trop petite à la limiter dans le commentaire de l’œuvre, regardée à distance. Les transpositions ne sont modernes qu’en apparence, parce qu’elles persistent dans une justification narrative. Je veux ravir le spectateur dans le mystère de l’œuvre. Car l'opéra est comme une patrie perdue qui nous tend le miroir de ce que nous sommes. La musique nous invite subrepticement à aller au delà de la matière pour retrouver l'essence des choses. Dans ce but, l’unité au nom de laquelle je réalise moi-même toute la scénographie et la direction dramatique est primordiale. Je ne supporterais pas l’idée qu’on m’impose des costumes taillés dans un modèle historique ou sur un modèle moderne, une lumière qui ne serait pas antique, une sculpture qui n’aurait pas de résonance épique, etc.
Cette tension, elle est également dans le geste ?
Bien sûr ! La tension dramatique est toute concentrée dans le geste, que je souhaite très précis. C’est par lui que chaque personnage se dessine de l’intérieur. Mon approche de metteur en scène d’opéra se dresse en opposition d’une vision commerciale. Elle est celle d’un auteur qui se fait lui-même artisan de son œuvre. Avec le temps, je deviens de plus en plus exigeant avec mes propres techniques, avec le geste, avec la lumière, d’une manière parfois obsessionnelle. Par exemple, je travaille à la sculpture de la main, qui m'a toujours habité. Je pars chaque fois à partir d’une tension différente, vers de nouvelles mains, au fil des spectacles. Se poser de façon strictement analytique face à un opéra ne m’intéresse pas du tout. Souvent c’est simplement le moyen de rester à côté de l’œuvre. Ce qui m’intéresse, c’est la prémonition, la musique, impalpable, qui véhicule l’intuition.
Ce que vous donnez à voir n’appartient donc pas au mode concret…
Des images formelles, et même souvent triviales, ont envahi notre regard, depuis la peinture du XIXe siècle, puis avec le cinéma où se trouve résumé le langage codé du XXe. C’est cela que nous appelons « réalité » : une absence d’imagination créatrice.
Dans votre travail, tout vient donc d’abord de la musique. C’est une chose très rare…
Oui, c’est toujours la musique qui me guide. Quelque chose comme la foi, si vous voulez… Le texte est omniprésent, bien sûr : ne pensez pas que je traite avec légèreté ce qui est dit par les chanteurs. Mais encore une fois, l’opéra n’est pas parlé, il est chanté. À l’opéra, jamais le temps ne peut être celui de la vie réelle. Je ne dis pas que c’est se tromper que d’importer le langage du cinéma ou du théâtre dans l’opéra, mais juste que je ne veux pas procéder ainsi, car pour moi l’opéra a le langage de l’esprit. Je ne veux pas voir des personnages concrets sur la scène lyrique, mais leur tragédie, leur destin. Ils sont hors du temps, tragiques et universels.
Ce qui induit une construction particulière de chaque rôle, n’est-ce pas ?
Il est primordial que le chanteur en soit complètement convaincu, oui. Le personnage est à considérer d’un point de vue épique, il ne doit pas être rabaissé à notre quotidien. Lorsque commence le travail, il faut construire avec le chanteur cette aura héroïque particulière. Bien sûr, j’arrive aux répétitions avec une maquette, un chemin déjà globalement structuré, mais c’est précisément grâce à cette réflexion préalable que les répétitions pourront être employées à créer les personnages, quitte à contredire certains aspects de la conception préalable afin d’aller plus loin encore. Notre époque vit quelque chose de terrible qu’on appelle l’hyperréalisme. Tout est grossièrement surligné par cette hyper-réalité étouffante. Elle nous embarque trop vite ! L’opéra ne s’est pas édifié en quelques jours : entre Monteverdi et Schönberg, il s’est passé des siècles. Mais aujourd’hui, on croit pouvoir accomplir tout très vite, sans réfléchir et – pire ! – sans faire de choix esthétiques. Quelle poésie peut bien naître de cette façon de procéder ?... La mode est à rendre tout visible, à dévoiler les mystères, à tout mettre à jour. Mais pourquoi faudrait-il tout montrer ? Il ne s’agit pas là de création mais juste de pornographie. Nous vivons dans une époque confuse. L’informatique met à disposition une foule de documents et une rapidité de recherche à laquelle nous ne sommes pas prêts. Dans mon cas, il y eut d’abord les livres, la peinture, la musique, la recherche, la scène, etc. ; ma méthode s’est développée dans le mûrissement, peu à peu. La rapidité de la recherche dévalue la recherche en ce qu’elle en déjoue le processus d’imprégnation, si important pour se construire soi-même. L’actuelle nécessité d’hyperréalisme peut avoir de bonnes conséquences si on s’en détache assez pour s’astreindre à la réflexion et lorsqu’elle oblige à une lecture précise, mais elle est dangereuse en ce qu’elle prive l’opéra de sa dimension mystique, de son potentiel poétique qui, selon moi, est son secret. L’hyperréalisme tue le rêve. Toutes les avant-gardes du XIXe étaient prometteuses, mais il s’est trouvé que la fin de ce même siècle accoucha du cinéma où tout est dévoilé, qui dit tout et où tout doit être compris, assimilé, immédiatement. À l’inverse, la beauté est dans le mystère, l’opéra possède un esprit trop subtil pour qu’on l’investisse de procédés si pragmatiques. Il est habité d’âmes antiques.
L’adéquation de vos méthode et convictions semble assez évidente avec Ariodante. En revanche, vous avez récemment abordé Faust. Outre le mythe, il y a la musique de Gounod, moins directement dans le texte – on pourrait parler d’une sorte de transplantation, peut-être, voire de dichotomie… Immanquablement le geste avec lequel vous vous saisissez de l’œuvre dut-il être moins naturel ? Comment la rencontre s’est-elle faite ?
On dit volontiers que le livret du Faust de Gounod est banal, dans le sens où il serait plutôt vulgaire en regard de l’original goethéen. Le Faust de Goethe est un chef-d’œuvre inégalé, c’est une évidence. C’est un arbre inépuisable qui grandit, grandit, grandit toujours au fil des réappropriations qu’il ne manque pas de générer. Il faut donc considérer chacun de ces rameaux comme auto-suffisant. Il tombe de Goethe, mais il est autre chose qui vaut pour ses qualités, non pour celles de la source originelle. Par exemple, chez Gounod la figure de Marguerite est une sorte d’enragée. Contrairement à ce que vous supposez, il m’a été plus facile de mettre en scène Faust qu’Ariodante.
Pourquoi ?
Parce que la structure dramaturgique de l’œuvre d’Händel est bien plus complexe. Les événements traversent des recitativi très prestes, fulgurants même. Cette succession d’accidents alterne avec des arie qui, elles, méditent sur ce qui vient de surgir dans le recitativo. Il est passionnant de s’arrêter sur cette dramaturgie particulière qui développe dans l’aria la nouvelle situation dramatique survenue dans le recitativo – au fond développer le récitatif dans l’air, alors que ce sont des modes parfaitement distincts. C’est par ce moyen que le spectateur, et pas seulement celui d’aujourd’hui, intègre ce qui arrive, en d’autres termes réalise l’action durant les arie. Ce n’est pas une facture banale mais proprement paradigmatique.
Elle nécessite donc un travail au cordeau sur le texte et une collaboration étroite avec le continuo et le chef…
Oui, c’est un impératif absolu, technique et artistique, qui est de l’ordre de l’intime. Dès lors, rien n’est laissé au hasard. Nous avons commencé par faire un grand travail sur le texte parlé, sans la musique. Avant tout, je m’attelle à ce que les chanteurs construisent des personnages présents et crédibles, sans même leur faire voir leur costume ni le décor. La découverte de la scène vient plus tard, une fois que nous avons donné naissance au personnage. Je les fais travailler comme nous parlons en ce moment, surtout sans jamais rien montrer : le geste doit venir d’eux. Cela commence avec la marche : « tu marches et tu t’imagines en tel lieu », car bien évidemment on marche différemment selon qu’on est chez soi, qu’on sort d’une église ou qu’on se rend au bureau, etc. Puis « tu marches et tu imagines le personnage en tel lieu », et ainsi de suite.
Nous pratiquons ce genre d’exercice sans réciter le texte et, peu à peu, viennent s’ajouter les accords, puis la musique. Grâce à la complicité de Diego Fasolis, ce travail a été particulièrement probant. De la même manière j’évite de toucher les chanteurs, car il est fondamental qu’ils entrent dans l’aventure avec leur propre énergie.
Je sens chez vous un certain plaisir à évoquer le chemin parcouru avec les chanteurs.
Ce chemin ne peut pas s’esquiver de la musique, il ne peut pas générer quoi que ce soit qui irait a contrario de la partition. Et je dois dire que l’équipe d’Ariodante a merveilleusement collaboré, je lui en suis très reconnaissant. Ce principe de travail dut sembler assez étrange aux chanteurs, car ils sont plutôt habitués à apprendre des gestes venus de l’extérieur, à accomplir ou à mimer des actions, à cultiver une théâtralité peut-être plus conventionnelle. Là, tout vient de l’intérieur pour absorber la musique. Dans Ariodante il n’y a pas de héros, de grands pêcheurs, etc., mais des protagonistes crédibles que le spectateur investit progressivement. En fait, la dramaturgie händélienne nous propulse dans un monde onirique, elle offre une dimension poétique qui, elle, est ce qu’il y a de plus réel, en fait – l’hyperréalisme dont nous parlions tout à l’heure est une plate abstraction totalisante, tandis que la poésie mène à ce qui est vrai.
Ce Faust que vous avez monté à Turin sera repris ici, à Lausanne, à partir du 5 juin…
Pour moi, il n’y a pas de reprises : les dimensions scéniques sont différentes, la distribution peut changer et, surtout, un an est passé depuis qu’à l’issue des représentations j’ai compris ce qui avait fonctionné et ce qui ne marchait pas.
Après celui de Gounod, peut-être mettrez-vous en scène d’autres Faust, comme celui de Busoni ?
Ah oui, monter Doktor Faust me plairait beaucoup ! Mais aussi La damnation de Faust de Berlioz, bien sûr, qui, n’étant pas destiné à la scène, pose d’autres questions de dramaturgie. Mon vœu serait de faire le moins de spectacles possibles en une année, afin d’être extrêmement concentré. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionne le monde ! Alors dès que se finira Ariodante, avant de revenir pour les répétitions de Faust j’irai à Sao Paulo pour un ballet que je signe sur la Symphonie Titan de Gustav Mahler.
Ainsi créez-vous des spectacles qui ne relèvent pas de l’opéra ?
Oui, m’est arrivé de concevoir des spectacles sur des œuvres qui ne sont pas opératiques, comme le Requiem de Mozart ou celui de Fauré. Cela me plairait beaucoup de faire une Passion de Bach, un beau jour. Et j’ai besoin de faire des choses très différentes, d’aborder des univers qui, a priori, ne me ressemblent pas. C’est important de parcourir le monde de théâtre en théâtre, de répertoire en répertoire et à travers les genres. Bien sûr, de ces confrontations naissent des spectacles où toujours l’on me reconnaît aisément. Le ballet est un tout autre travail. Les danseurs ont besoin de mon aide, eux, de mes indications, de mes impulsions, à l’inverse des chanteurs qui peuvent parfaitement chanter sur scène sans mon aide. Pour eux, je suis seulement un mal nécessaire, comme un médecin (rires) ! Le ballet m’apporte énormément, car beaucoup de découvertes importantes me sont venues de lui, de la recherche brute, parfois même désespérée.
Désespérée ?
J’ai commencé très jeune, en Espagne, et j’ai eu un grand succès, immédiat. C’était facile, pour moi, avec l’esthétique. Puis j’ai été engagé en Amérique latine à faire des spectacles à partir de presque rien. Je me suis rendu compte que je n’avais pas de métier, mais seulement des idées. C’est beaucoup, déjà, l’inspiration ! Mais ce n’est pas suffisant. De ce point de vue la danse m’a énormément appris. C’est une discipline très exigeante. En danse contemporaine, il n’y a pas de règles, il n’y a pas de codes : elle vous oblige à vous construire, tout simplement. Avec le recul du temps, je voudrais pouvoir effacer tout ce que j’ai fait plus jeune… Mais c’est toujours comme ça : chaque spectacle, je voudrais revenir en arrière pour le refaire mieux.
Et l’opéra d’aujourd’hui ?
Merci de cette question ! Très forte, mon expérience avec l'opéra contemporain a sans aucun doute été le plus globale. Ce fut une élaboration progressive avec Mario Solbiati avec lequel travailler sur le livret et la dramaturgie. Pour la première fois, le compositeur n’était pas mort, mais à côté de moi, avec moi ! Leggenda de Solbiati a été créé au Teatro Regio de Turin durant l’édition 2011 du festival MITO. La base en est Le grand Inquisiteur, un dialogue philosophique inclus dans Les frères Karamazov où Dostoïevski imagine le retour du Christ venu jauger l’Inquisition ; évidemment, le cardinal espagnol voit cette intrusion d’un œil hostile… une grande affiche contre la tautologie théâtrale ! Avec Alessandro Solbiati, ce fut une collaboration intense, étroite, proche, même symbiotique. L’écriture de la musique progressait de pair avec l’ensemble du projet – sur le texte, la courbe de tension, les solutions, etc. Comme je vous l’ai dit, je ne travaille pas sur le texte mais d’abord à partir de la musique : comment faire lorsque la musique n’existe pas encore ? Très complexe, celle-ci ne pouvait pas être adaptée pour un piano et il n’y avait à Turin aucun musicien qui pût la lire – le chœur s’est d’ailleurs révélé incapable de mémoriser sa partie. Alors à l’aide de graphiques, Solbiati a inventé un moyen de synthétiser sa musique pour que je puisse étudier les différentes situations et imaginer la lumière. Je garde le souvenir d’un travail plus que passionnant, un travail très sérieux – peut-être le plus sérieux de tous.
Le temps de répétitions est de plus en plus court dans nos maisons d’opéra. Comment faites-vous ?
L’idéal serait que je possède mon propre théâtre où expérimenter chaque production trois années durant (rires) ! Sans plaisanter, un travail de laboratoire mènerait à de meilleurs résultats, je crois. Mais ce n’est pas possible dans la « machine-opéra » que nous connaissons. Alors il faut accepter de faire un pacte avec la raison pratique. Élaborant moi-même costumes, décors, lumière, etc., c’est beaucoup plus facile, la production se construit en prise directe de moi à moi, sans qu’il y ait à expliquer ceci, à discuter cela, à commenter avec un tel et ainsi de suite.
L’invention de la lumière est essentielle pour moi. Vous ne rencontrerez pas de lumière réaliste dans mes mises en scène, jamais. C’est une lumière métaphorique qui reflète l’état intérieur d’un personnage. Au fond, le peu de temps de répétitions n’est pas un obstacle. S’il est trop long, il n’impose pas de trouver le bon moment, on pourrait même risquer d’ajourner le résultat dans une routine de la répétition qui ne mènerait à rien. Dans la contrainte, chaque artiste doit foncer avec sa propre énergie. Si la structure technique est prête, le travail avance plus vite qu’on le croit. Pour Ariodante nous avons bénéficié d’un temps idéal, ni trop court ni trop long. C’est un opéra de plus de trois heures, et pourtant nous avons avancé avec sérénité.
En septembre dernier, vous avez ouvert la saison 2015/16 de l’Opéra national Hongrois (Magyar Állami Operaház) avec Otello qui sera repris dans le cadre du festival Shakespeare+400, à la fin du mois de mai. Comment cela s’est-il passé ?
L’opéra de Budapest est un fort beau théâtre. Il a une activité foisonnante, suivie par un public toujours présent, très fidèle. J’y ai rencontré des gens purs, des artistes et des techniciens qui ont vraiment envie de faire le mieux possible. Pour tout cela, c’est un beau souvenir. Dans Otello on retrouve encore mon obsession des mains… Je n’irai pas à Budapest mener à bien cette reprise, malheureusement, et je ne sais pas qui en sera le maître d’œuvre. C’est le problème des théâtres de répertoire : on travaille avec cette minutie indispensable que je vous ai décrite et, quelque temps après la première série de représentations, le spectacle est repris en changeant la distribution et sans que l’auteur de la production puisse travailler avec la nouvelle. Il suffit que la lumière bouge un tout petit peu pour que l’ombre prenne une autre signification. C’est un risque que je suis obligé de l’accepter : c’est la vie !
À vous entendre, l’idée me vient que vous auriez une affinité avec le monde du madrigal, qui précède l’opéra. Avez-vous déjà conçu un spectacle sur cette forme particulière, avec la musique de Monteverdi ou de Gesualdo, par exemple ?
Non, jamais. Je dois avouer l’étrangeté de ma vocation… Par exemple : les opéras que j’aime le plus au monde, je ne veux pas les mettre en scène – comme Pelléas et Mélisande qui est pour moi le chef-d’œuvre absolu ; je ne veux pas y toucher, il me fait peur. J’aime beaucoup Wagner, mais n’en ai pas monté beaucoup (Tristan und Isolde, à Florence). Peut-être que ce qui est le plus proche de moi, au niveau de la pensée et parfois aussi du style, n’est-il pas ce qui stimule le mieux mon imaginaire. Ensuite, il y a l’approfondissement. Par exemple, j’ai monté trois Faust différents. Au fil de ces travaux, mon approche a changé, s’est affinée ici, radicalisée là… Après cet Ariodante je vois l’œuvre de Händel d’un autre œil : si dans l’avenir je travaille à nouveau sur ses opéras, j’irai chercher encore plus loin.