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Chroniques
Balthasar Neumann Chor und Ensemble
Ludwig van Beethoven | Messe en ut majeur Op.86
On nous le dit quotidiennement et depuis de longs mois en amont du premier jour de janvier : 2020 est l’année Beethoven. Personne ne lui échappera : il faut écouter les symphonies, les concerti, les sonates, les quatuors dont toutes les salles feront leurs choux gras. La France ne déroge pas à ce commerce envahissant qui, à nos yeux, ne se peut justifier qu’en ce qu’il arrive parfois que des opus rares du Grand Sourd s’en trouvent placés sous les projecteurs. Ainsi de la Messe en ut majeur Op.86 de 1807 que le Théâtre des Champs-Élysées offre aujourd’hui dans l’interprétation des Balthasar Neumann Chor und Ensemble placés sous la direction avisée de Thomas Hengelbrock [lire nos chroniques de Médée, Iphigénie en Tauride, Der Freischütz, Orfeo, Die Zauberflöte et Idomeneo].
La première partie du concert fréquente, à l’inverse, des partitions fameuses que l’on joue partout et chaque saison, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. Toujours en 1807, Beethoven conçoit une ouverture en ut mineur pour une tragédie écrite en 1802 par Josef von Collin (1772-1811), publiée en 1804 et inspirée de la vie du général Caius Marcius Coriolanus rédigée par Plutarque. Si le projet initial était de jouer la pièce avec une musique de scène conséquente, le compositeur n’a finalement fournit que ce lever de rideau, Coriolan Op.62, sans suite, qui jamais ne fut donné en tant que musique de théâtre. Les musiciens du Balthasar Neumann Ensemble jouent debout. Sous l’inflexion alerte de leur chef, ils livrent une lecture d’une saine vivacité, à la sonorité volontiers cinglante, sans surcharge pondérale : c’est ténu, nerveux, urgent. La hargne du héros, sa colère et sa rébellion s’imposent dans cette version impérative à souhait, contrastée, mais jamais brutale. On y goûte également une couleur spécifique des bois, ainsi que des cors, fort onctueux. Le mouvement s’achève dans la sinistre douceur du renoncement et du suicide.
Écrit entre 1804 et 1806, le Concerto en sol majeur Op.58 n°4 fut créé à Vienne, au Palais Lobkowitz, en 1807 (avant de connaître sa première publique au Theater an der Wien, le 22 décembre 1808). Sans ménager d’espace pour quelque applaudissement, le claviériste australien Kristian Bezuidenhout (né en Afrique du Sud en 1979) enchaîne les première mesures, en solo. La délicatesse de la couleur se signale d’emblée, puis les effets de timbres, très riches sur les motifs en trilles que rehaussent subtilement les pizz’ de l’orchestre. Si l’année Beethoven peut être l’occasion de redécouvrir le répertoire grâce à de tels solistes, tout dévoués à contextualiser l’œuvre dans les possibilités instrumentales de son temps, il y a de quoi se réjouir, en effet. Car cet Allegro moderato semble soudain nouveau ! Les répons de basson prennent également un relief inattendu, à la faveur du pianoforte. Aussi la manière du pianiste Beethoven se comprend-t-elle d’elle-même dans ce rendu particulier : il utilisa les ressources de l’instruments à sa disposition, ce que l’on ne ressent guère quand le concerto est joué sur un piano d’aujourd’hui.
Il m’est arrivé, il y a quelques années déjà, de descendre en voiture les vallons sur la petite ville de Murnau, en Bavière, découvrant en surplomb des toits le halo violet des montagnes, à l’arrière, posées sur une verdure éblouissante, presque irréelle : l’évidence de la palette et même des formes convoquées par les artistes du blaue Reiter y révélait alors qu’ils n’avaient qu’à peine exagéré le paysage sur leurs toiles. Le même phénomène se produit en levant la tête vers la danse preste des nuages dans le ciel d’Anvers, de Gand ou d’Amsterdam : la lumière des bleus et gris changeants de la peinture flamande du XVIIe siècle vous saute aux yeux. Et c’est aussi ce qui arrive quand on entend l’opus 58 sur pianoforte. Du coup, rien n’est à faire de la cadence, elle fonctionne toute seule. Écho du ton tragique de Coriolan, Thomas Hengelbrock avance les cordes du bref Andante con moto médian, avec une sorte de rudesse contenue où la respiration dolente de Bezuidenhout [lire notre chronique CD] se caractérise par une discrétion aérienne et une certaine densité, paradoxalement. Le retour au mode majeur opère comme un éblouissement, avec les timbales parfaitement dosées, sans revendication ancienniste à la crudité malheureuse, dans le Rondo final où le travail de pédalisation fait sens comme jamais. L’inventivité de l’œuvre traverse ces contaminations indescriptibles entre soliste et orchestre, faisant saisir mieux encore la modernité de Beethoven en son temps.
Après l’entracte, la deuxième des trois œuvres d’inspiration religieuse de Beethoven retentit sous l’élégante coupole de Maurice Denis – les autres sont l’oratorio Christus am Ölberge Op.85 (1801) et la célèbre Missa solemnis Op.123 (1823). En amont de son exécution, le chef précise au public que si le chœur est placé ce soir devant l’orchestre, c’est parce qu’on le voit ainsi dans tous les documents d’époque que l’on peut consulter dans les archives. Après une partie d’orgue de facture plutôt vieillotte s’élève un Kyrie fluide qui fait admirer l’excellence du Balthasar Neumann Chor où sont puisées les voix du quatuor solistique, plusieurs fois renouvelé. Ainsi apprécie-t-on ici le timbre suave de Jan Petryka (ténor) et l’alto caressant de Natalia Kawalek. De fait, la messe se présente plus comme une œuvre chorale où pointe un quatuor vocal, et non comme une page pour solistes secondés par un chœur. Passé ce souple Kyrie survient unGloria franchement péremptoire (Allegro con brio). L’alto fait frissonner la salle dans Qui tollis. L’orgue revient, passé l’Amen triomphal de Cum sancto spiritu, pour introduire un Credo flamboyant, bondissant même. Jakob Pilgram révèle un ténor fort incisif, projeté avec avantage, dans Et incarnatus est, quand le soprano d’Agnes Kovacs se montre gentiment phrasé et Reinhard Mayr une basse chaude, solide, veloutée. Si jusqu’à lors le climat général témoignait principalement de l’héritage d’Haydn, le final de ce Credo est proprement beethovénien, aucun doute. La fugue vivace du conclusif Et Vitam Venturi Saeculi propulse l’écoute dans un enthousiasme heureux.
Une nouvelle permutation des solistes est faite pendant la séquence organistique. L’introduction orchestrale invite un Sanctus d’une tendresse inouïe, Adagio choral des plus recueillis, auquel succède la scansion puissante de Pleni sunt caeli et l’Hosanna fugué. Le doux Benedictus, confié au quatuor vocal, contraste miraculeusement. L’équilibre des voix est à son comble, avec la solaire Heike Heilmann (soprano) et les souplesse et clarté de Mirko Ludwig (ténor) dont la couleur demeure longtemps en l’oreille. Après un ultime mouvement parmi les chanteurs, nous découvrons un Agnus Dei dramatique en diable, Poco andante insistant et tourmenté, où un trait de clarinette, fort bien tenu, amène Dona nobis pacem, fervente prière qui, en toute simplicité, ferme l’office.
BB