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Chroniques
Die ägyptische Helena | Hélène d’Égypte
opéra de Richard Strauss
Créé à Dresde le 6 juin 1928, Die ägyptische Helena n’est pas le plus connu des ouvrages lyriques de Richard Strauss, il n’est qu’à observer les saisons et les programmes de festivals pour s’en convaincre. D’ailleurs, ce titre, l’avez-vous croisé lors de vos pérégrinations musicales ? Je n’ai pas honte d’affirmer qu’en ce qui me concerne, c’est vraiment la première fois qu’il m’est donné d’assister à sa représentation. En réalité, cet opéra en deux actes conçu avec le fidèle Hugo von Hofmannsthal ne gagnait l’Italie qu’en 2001, et encore était-ce en la capitale de la Sardaigne, Cagliari, donc hors du continent ! Neuf décennies après sa mise au monde, le voici qui grimpe sur les illustres planches de la Scala… devant un parterre que l’on ne s’est guère bousculé à remplir, il faut le reconnaitre, comme si le public milanais était assez peu intéressé par cette notoire entrée au répertoire de sa maison. Imaginée comme une suite pleine d’esprit, d’humour et d’amour à La belle Hélène d’Offenbach, sur un mode voulu léger, l’œuvre contredit pourtant son projet par une écriture orchestrale chargée, des scènes longues et statiques sur lesquelles la symphonie prend le dessus. Orchestration luxuriante et lyrisme puissamment sensuel font vite oublier l’argument confus d’un livret assez mal fagoté.
Et c’est, de fait, à la fosse scaligère qu’on s’attache principalement, même si le plateau vocal se tient bien et si la production se révèle plutôt bien fichue. À la tête de l’Orchestra del Teatro alla Scala, on retrouve un grand straussien auquel Alexander Pereira, l’esprit des lieux, eut maintes fois recours lorsqu’il dirigeait l’Opéra de Zurich puis le Festival de Salzbourg : brillant, inspiré, emporté même, maestro Franz Welser-Möst signe une interprétation traversée d’une énergie extraordinaire que des couleurs somptueuses accompagnent [lire nos chroniques de Rosenkavalier et Die Liebe der Danae]. Comme toujours dans la musique de Strauss, des moments d’opulence insensés alternent avec des passages délicats et même, parfois, chambristes. Tout en réalisant un équilibre irréprochable entre les voix et l’orchestre, le chef autrichien voyage subtilement entre les différents effectifs d’une partition qui n’a aucun secret pour lui. Il en met à jour tous les caractères avec une expressivité subtile qui tranche parfois le style par une ironie un peu hautaine, traçant dans l’exubérance de l’orchestration un chemin raffiné.
La teneur vocal de cette rare et précieuse Hélène d’Égypte satisfait presque à tout niveau, à commencer par le Coro del Teatro alla Scala, rigoureusement préparé par Bruno Casoni : intervenant dans l’ombre, les choristes livrent des passages de toute beauté qu’on n’attendait pas forcément d’une formation latine dans le répertoire germanique. Pari gagné, donc, pour des artistes très méritants. Parmi les rôles secondaires, on remarque le timbre charmant de Tajda Jovanovič en première Esclave de la sorcière Aithra, ainsi que la voix pure et la ligne très tenue du jeune soprano Caterina Maria Sala dans la partie d’Hermione. Entendu à Berlin [lire nos chroniques de Salome et Das Rheingold], le ténor Attilio Glaser se tire honorablement de la brève intervention de l’amoureux Da-Ud grâce à un phrasé généreux. Enfin, le contralto chatoyant de Claudia Huckle, applaudie en Schwertleite il y a trois ans [lire notre chronique du 29 juin 2016], fait grand effet dans le rôle du Coquillage prophétique auquel elle prête un timbre tendre et une souplesse parfaite.
Le quatuor de tête se dispute l’intrigue… mais non la vedette, avec des niveaux très différents. Avec un instrument trop émoussé pour faire illusion, Thomas Hampson compte sur l’intelligence musicale et la charisme en scène pour incarner Altair. Sa prestation, qui nous prive de certaines notes, est loin de l’idéal, mais le baryton parvient tout de même à imposer ce qu’il reste d’élégance dans son chant à ce personnage étrange et négatif. De même Eva Mei ne possède-t-elle plus cette lumière divine qui fit ses grands soirs, mais sa sorcière égyptienne, Aithra, jouit néanmoins de moyens flatteurs et d’un chant des mieux menés. Heldentenor qui a le vent en poupe [lire nos chroniques de Götterdämmerung, Daphne, Gurrelieder, Das Lied von der Erde, enfin de Parsifal à Berlin et à Paris], Andreas Schager a fort à faire avec l’écriture semée d’embuches à laquelle Strauss, qui avait les ténors en horreur, s’est adonné pour Menelas ! Il s’en sort par un passage en force, disons, ce qui est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire, de toute façon. Quant au rôle-titre, cette terrible Hélène dont la beauté légendaire provoque la guerre, Ricarda Merbeth en livre une incarnation stentorienne et vigoureuse, en grand soprano dramatique coutumier des héroïnes wagnériennes qui accuse cependant des aigus métalliques et parfois plus durs encore.
Dans le décor Jugendstil de Julian Crouch et les costumes de cinéma que signe Mark Bouman, le metteur en scène allemand Sven-Eric Bechtolf [lire nos chroniques de Rosenkavalier, Pelléas et Mélisande, Ariadne auf Naxos et Salome] dépasse les maladresses du livret et la démesure relative de l’ouvrage en recourant à un immense poste de radio, type années trente, où le Coquillage apparaît, ainsi que des projections d’actualités de la guerre – on ignore s’il s’agit de celle qui vient de se finir ou de celle qui va commencer, donc la guerre, en général. Le dispositif se déploie comme le miroir en triptyque d’une coiffeuse d’autrefois – et grâce à laquelle la magicienne et ses esclaves prend des nouvelles fraîches du couple. La fantaisie est au rendez-vous de cette production qui ne démérite pas.
KO