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Chroniques
Karl V | Charles Quint
opéra d’Ernst Křenek
Œuvre scénique en deux parties, indique le sous-titre de Karl V, opéra dodécaphonique d’Ernst Křenek qui, par cette précision, se situe déjà dans la lignée du théâtre musical ou des actions scéniques en musique, telle qu’en produira le second XXe siècle (après 1945). Cette commande de la Wiener Staatsoper au compositeur trentenaire, déjà l’auteur du fameux Jonny spielt auf (1925), créé à Leipzig en 1927, et de Der Diktator (1926) dont la première avait lieu en 1928 à Wiesbaden [lire notre chronique du 15 avril 2018], devait initialement voir le jour in loco en 1934. C’était sans compter sur l’avènement du leader national-socialiste à la chancellerie allemande ni sur la crainte des autorités autrichiennes, sous la menace d’émeutiers locaux pronazis. Le musicien ne réussit qu’à en faire jouer une suite de concert, Fragmente aus dem Bühnenwerk « Karl V » Op.73a, en 1936, la pièce entière étant finalement donnée sur scène le 22 juin 1938, sous la direction de Karl Rankl, à Prague encore libre (elle serait annexée en mars suivant), sans qu’il y pût assister puisque, comme nombre de ses confrères d’alors [lire notre chronique du 10 juillet 2019], il avait émigré aux États-Unis quelques mois plus tôt – d’abord dans l’État de New York, puis au Minnesota, enfin en Californie où il s’est éteint en 1991, dans sa quatre-vingt douzième année.
Le flash-back de l’empereur Charles Quint, dans sa retraite monacale d’Estrémadure, à l’aube de la mort, et sa méditation sur ce qu’il crut devoir faire du monde en pleine mutation et sur son échec dans cette tâche, font le sujet d’un opus nettement enraciné dans la modernité viennoise. Loin d’être un disciple de Schönberg, le théoricien de la nouvelle musique, Křenek écrivit un ouvrage s’inscrivant pleinement dans cette esthétique qu’il souhaita confronter à une liberté prise par-devers elle pour conduire l’émotion. Si l’on reconnaît les éléments de la radicalité schönbergienne dans la première partie, la seconde se distingue dès son prélude par une sensualité toute mahlérienne qui, de ce fait, ressemble plus à la manière d’Alban Berg. Au lyrisme attendu, volontiers exacerbé pour certains personnages, se conjugue le Sprechgesang et la voix parlée. Le livret (du compositeur) creuse profondément l’aspiration du rôle-titre à rassembler, unifier l’Europe du XVIe siècle dans la seule foi catholique. En pleine crise luthérienne, il confronte inspiration religieuse mégalomane et stratégie politique. Le souverain se confie à un jeune prêtre espagnol, défini par Křenek comme le « porte-parole du public d’aujourd’hui ».
À la tête de l’excellent Bayerisches Staatsorchester, Erik Nielsen signe une interprétation généreusement dramatique qui, à l’instar de la partition, n’enferme pas ses élans dans la rigueur schönbergienne ; au contraire, une spontanéité débordante fait palpiter chaque situation d’une riche expressivité. Cette lecture ne fait pas pour autant l’impasse sur la clarté, rendant à César ce qui lui revient, mais se garde de trop affirmer de vertu analytique. L’aisance avec laquelle Nielsen [lire nos chroniques de The merchant of Venice et de Solaris] s’engage dans Karl V et y maintient tous les pupitres lorgne toujours du côté du plateau, si bien que jamais la verve de la fosse ne submerge les voix. Avec les artistes du Chor des Bayerischen Staatsoper le bon travail de Stellario Fagone contribue à la réussite de l’entreprise, fort convaincante.
Pour incarner Charles Quint, il fallait apte pointure… Après Chabert, le colonel balzacien qu’il portait à la Deutsche Oper de Berlin (Waltershausen, 1910), après son immense roi Lear de Reimann, Peer Gynt (Eck, 1938) et Titus dans Bérénice de Jarrell [lire nos chroniques du 17 mai 2014, du 23 mai 2016, du 19 février 2017 et du 29 septembre 2018], Bo Skovhus s’empare somptueusement du rôle-titre. L’extrême fiabilité musicale du baryton danois, ses possibilités vocales, son expressivité inventive comme le total investissement du personnage se rencontrent idéalement dans une composition théâtrale grandiose dont la nature épique est favorisée par la stature athlétique du chanteur. L’ambition, les doutes, les tourments et obsessions de ce géant confinent à une fragilité puissante qui bouleverse.
Les autres protagonistes ne sont pas en reste. À commencer par Janus Torp, jeune comédien auquel est confié le rôle (parlé) de Juan de Regla, le confident de l’empereur. Grâce à une sonorisation habile, il peut abandonner toute emphase au profit d’une approche intime, concentrée dans la pensée. On retrouve quelques voix souvent appréciées, comme celles d’Okka von der Damerau [lire nos chroniques de Götterdämmerung, Die Meistersinger von Nürnberg, Die Soldaten, Un ballo in maschera, L’ange de feu, etc.], mezzo-soprano invasif qui prête son timbre chaleureux à Juana, la mère de Charles ; celles de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, inénarrable François Ier, roi de France diablement incisif, d’Anne Schwanewilms, soprano quasiment céleste en reine Isabella, et de Gun-Brit Barkmin, Eleonore passionnée qu’elle défend avec superbe, selon l’écriture vigoureusement exigeante que Křenek lui a réservée [lire nos chroniques du 13 avril 2013 et du 23 août 2017]. Parmi les rôles secondaires, saluons l’arrogance bien venue de Michael Kraus pour le péremptoire Luther, et l’attachant Ferdinand de Habsbourg, successeur au trône de son frère Charles, par Dean Power dont le chant est toujours aussi élégant [lire nos chroniques de Tannhäuser, Lady Macbeth de Mzensk, Il trittico et De la maison des morts].
À la démesure du propos il ne semble pas extravagant, de prime abord, de répondre par comparable démesure. Aussi Carlus Padrissa et ses complices de La Fura dels Baus signèrent-ils, en février dernier, cette production très ornementale, reprise lors du présent Münchner Opernfestspiele. Si l’idée de favoriser les jeux de miroir et d’entraver la circulation des protagonistes par un lac qui s’étend sur tout le plateau s’avère plutôt heureuse, la surcharge d’acrobaties, d’images projetées et de performances corporelles, sans oublier la grosse machinerie désormais symptomatique du collectif catalan, nuit grandement à la concentration, voire à la compréhension d’un ouvrage bavard et dramaturgiquement complexe. L’essentiel n’est pas là, bien sûr.
BB