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Chroniques
Marie Hubert, fille du Roy
le soprano Karina Gauvin et le pianiste Pierre McLean
Près de huit cents jeunes Françaises furent envoyées par Louis XIV entre 1663 et 1673 peupler la colonie canadienne ; c’étaient les filles du Roy, ainsi surnommées en leur temps par Marguerite Bourgeoys, fondatrice de Notre-Dame de Montréal. Aujourd’hui encore, les Québécois francophones leur reconnaissent la plupart de leurs gènes. Ainsi, pendant le long confinement, Karina Gauvin s’est-elle découverte parmi ces humbles et grandes voyageuses, une ancêtre nommée Marie Hubert. Dans un disque-récit à paraître cet automne, elle entreprit d’en raconter le périple, de pionnière parisienne, modeste fille à marier, à bâtisseuse sociale en Amérique du Nord. Enregistré l’an dernier avec orchestre pour le label Atma [lire nos chroniques des albums Benedetto Marcello, Kurt Weill, Franz Schubert, Bragato et Piazzolla, Franck et Schmitt, Ernest Alder, Anton Bruckner, Wolfgang Amadeus Mozart, Sofia Goubaïdoulina, Pierné et Vierne, Vierne et Widor, Bach, ainsi que des récitals de Charles Daniels et de Karina Gauvin], Marie Hubert, fille du Roy se présente sur nos rivages le temps d’un émouvant récital, accompagné par le pianiste Pierre McLean, partenaire en recherches et compatriote du soprano. La mise en bouche de ses chansons des folklores québécois et français apparaît comme le point d’orgue du nouveau festival Le Québec à Paris, mettant en vitrine la Belle Province pendant trois jours, à la Bibliothèque musicale La Grange Fleuret.
Une note d’espoir, d’abord, lue par la cantatrice costumée en habit coloré de paysanne et coiffée d’un tricorne noir, puis, sur une douce mélodie française, voici que le hardi soprano se précipite sur une première chanson à personnage, Les jeunes filles à marier. Au refrain, la voix s’arrondit, vibre davantage, et le timbre est déjà conquérant par-dessus le léger vague à l’âme signifié par le piano. Gourmande dans l’art de conter comme dans celui de chanter, dans un filet clair traversé d’accents d’aventure – l’enjoué Gai lon là, gai le rosier et sa ritournelle bien de la Nouvelle-France –, Karina Gauvin [lire nos chroniques de Tito Manlio, Ariodante, Alcina à Versailles puis à Caen, enfin d’Olimpie] déborde de plaisir et d’un sincère désir pédagogique, afin d’embarquer tout le public de la petite salle de concert avec Marie Hubert au son de Belle rose du printemps, une toune espiègle, voire coquine. Pourtant, la traversée se révèle infernale, piquée de gros grains, de longs mois durant jusqu’aux fraîches rives du Saint-Laurent : ce que confie la voix vacillante, un peu ivre et à peine barbouillée mais lyrique à souhait, sur les menues notes d’un piano berceur. Sur un juste ton mélancolique, pour mieux donner libre cours à la poésie ample et familière (Ah ! Toi, belle Hirondelle), quel chant merveilleux exprime les mirages, les prières, le miracle de rester en vie, à la seule force de la volonté, de La Rochelle à Québec, puis encore à travers la rude colonie, mourante, perdue... L’énergie vitale l’emporte à l’arrivée d’une femme, quand le fruit le plus perdu et le plus pourri attire le plus sain et le plus équilibré, et le sauvage adopte le citadin, à l’heure féconde d’un métissage social vieux comme le monde. Avec délice, la rencontre amoureuse entre la jeune Marie et le solide Nicolas est décrite à pas de velours, clairs et délicats, galants et fondants, lents dans un long premier temps, puis rapides. La musique française ancienne doit au ballet : Pardonnez-moi Mademoiselle emprunte tant de petits chemins traditionnels qu’il a tout l’air d’un rondo.
Que la voix se fasse plus riche encore, caressante (Les cloches du hameau et sa rengaine pleine du bonheur), sur les thèmes rebattus du roman national – amour, labeur et deuil –, c’est bien le Québec généreux et valeureux que Karina Gauvin dévoile avec beaucoup de ferveur. La vie continue avec une tendre confidence de maternité mais le cœur s’agite fort au signal de ces nouvelle vies, et porte la marque d’un lyrisme original – C’est la belle Françoise, une jolie paillarde, et la Légende canadienne, prodigieusement macabre, figurent au même chapitre maternel.
Aux champs, à la folle Marie battue par les vents mais encore vaillante (Je le mène bien mon dévidoi bien modulé, un reel classique, les couplets appelant la réponse), Marie exténuée et recouverte comme le piano ou les neiges fondues, il reste, par la grâce de Karina Gauvin, l’art lyrique encourageant à la tâche (Le laboureur), de manière attendrie ou fière, pour s’élever contre les maux et retomber en douceur pour la récompense. Le français demeure excellent, même à mouliner le rigodon, avec une maîtrise admirable du tempo (J’entends le moulin... et dire qu’un tel savoir-faire s’étend aussi sur les grands airs d’Händel et de Mozart, en quelle géniale contrebande !). Du très beau flot vocal de Ma rivière et mon clocher émanent le romantisme de Lamartine et l’héroïsme de nos cousins d’Amérique. Puis abonde l’expression d’une joie vive, dans J’ai tant dansé, car la jeune veuve s’est remariée. Enfin, plus enjouée encore, Vive la Canadienne ravit, d’un amour aussi radieux dans les cordes vocales que dans celles du piano.
En bis, outre les remerciements d’usage et quelques mots sur la genèse intime du projet, c’est l’ultime retour de la Belle rose du printemps, avec des flammèches au refrain et un final encanaillé. À travers les dures misères d’un destin haut en couleurs, comment rester aussi bien disposée ? Et en une petite heure de chansons, se rendre si attachante ? À croire que c’est de famille.
FC