Chroniques

par bertrand bolognesi

Prodaná nevěsta | La fiancée vendue
opéra de Bedřich Smetana

Münchner Opernfestspiele / Nationatheater, Munich
- 19 juillet 2019
Pavol Breslik et Selene Zanetti dans "La fiancée vendue" de Smetana à Munich
© wilfried hösl

C’est par Vienne que le plus célèbre des opéras de Bedřich Smetana conquit le monde musical germain, dans une version allemande du critique d’origine polonaise Max Kalbeck (1850-1921), proche de Brahms et poète à ses heures. Victime des atermoiements du compositeur lui-même, La fiancée vendue connut plusieurs versions et une création incomplète au printemps 1866 ; sa véritable première eut lieu à Prague en 1870, en langue tchèque. Si l’œuvre ne fut pas à proprement parler représentative de l’opéra national tchèque pour son auteur, en ce qu’il la voulut divertissement avant tout, loin des fresques historiques ou légendaires qui l’encadrent – Les Brandebourgeois en Bohême (Braniboři v Čechách, 1863), Dalibor (1867) et le plus fameux Libuše (1872) –, elle émut grandement Gustav Mahler, en tant que natif des confins moraves, qui, à la fin du siècle, s’en fit l’ardent champion.

En 1893, quand eut lieu sa première autrichienne, pouvait-on imaginer de jouer Prodaná nevěsta en langue originale ? Ce n’était pas possible, et déjà ce fut miracle que de le pouvoir représenter sous son titre germanisé, Die verkaufte Braut. En terres autrichienne et allemande, l’ouvrage, couronné de succès, est régulièrement donné, presque systématiquement dans cette adaptation. Aujourd’hui, n’est-il vraiment pas envisageable de le chanter en tchèque ? Apparemment, non. En tout cas, pas pour le metteur en scène David Bösch [lire nos chroniques de Mitridate, Simon Boccanegra, Die Gezeichneten, Alcina, Die Meistersinger von Nürnberg et Das Wunder der Heliane] ni pour la direction de la Bayerische Staatsoper qui sur les fonts baptismaux porta cette nouvelle production le 22 décembre 2018. Aussi envie-t-on notre heureux collègue dont ne fait aucun doute l’enthousiasme pour la mouture vernaculaire, telle que récemment représentée en Albion [lire notre chronique du 30 juin 2019].

À la truie va toute notre sympathie… Pour Bösch, Patrick Bannwart a conçu un décor en lieu de passage, dominé par un immense monticule de bottes de paille. L’accent est mis sur la réalité de la vie rurale, montrée dans ses aspects techniques – le tracteur, par exemple – comme dans une acception délibérément limitée à un pragmatisme ordurier – les toilettes insalubres, l’urophile orgie des buveurs de bière, sans oublier d’urgents accouplements livrés de la plus navrante façon. Mais nous aimons beaucoup la truie…

Dans une vêture d’aujourd’hui que signe Falko Herold, les villageois s’adonnent à tous les excès d’une existence exclusivement perçue comme bucolique et oisive, ce qui surprend quelque peu lorsqu’aisément l’on peut entrevoir le dur labeur quotidien des gens de la campagne. Encore voudrait-on bien ne point se formaliser trop de ce double mépris – pour l’opéra tchèque comme pour le monde paysan –, n’était l’absence absolue d’effet : l’extrême lourdeur d’un spectacle perclus de multiples gags écrasants, sans parler de sa confondante vulgarité, entrave toute bonne humeur, comme en témoigne le cuisant silence de l’assemblée, pourtant venue assister à une comédie. Mais nous aimons beaucoup la truie…

Si la mise en scène de Gilbert Deflo, pour l’Opéra national de Paris, n’avait certes pas que des avantages, au moins un certain niveau de lecture s’y trouvait-il maintenu [lire notre chronique du 19 octobre 2008]. La présente soirée ne s’encombre en rien d’accorder quelque crédit aux personnages de la tortueuse farce amoureuse écrite par Karel Sabina. Ce sinistre théâtre de marionnettes tourne autour d’une peu scrupuleuse compagnie d’assurance matrimoniale incarnée par Kezal, ici plus grossier que jamais. Chemise rouge, souvent ouverte sur une explosion pectorale surnuméraire, crinière frisée, joaillerie en toc et costard blanc, Günther Groissböck est méconnaissable dans le rôle du marieur, déconnecté de sa traditionnelle fonction via une transposition inepte. Le talent de ce grand musicien ne fait aucun doute [lire nos chroniques de Rusalka, Das Rheingold, Die Walküre, Lohengrin, Messa da Requiem, Der Rosenkavalier, Die Zauberflöte, Otello, Die Meistersinger von Nürnberg, Parsifal et de son récital au Münchner Opernfestspiele 2018], et pourtant… outre une composition dramatique caricaturale, la prestation vocale n’est pas du tout à la hauteur d’un tel artiste. Mais nous aimons beaucoup la truie…

Ne cherchons pas la profondeur chez les autres protagonistes. À l’excellente Selene Zanetti (Mařenka) n’est demandé que de remuer ses formes et de pousser la chansonnette, ce qu’elle fait efficacement, de même qu’Anna El-Khashem, remarquable Esmeralda. La puissance et l’autorité sont au rendez-vous avec Helena Zubanovich en Kathinka et le gros fermier Oliver Zwarg, robuste Krušina, simplement parfait [lire nos chroniques de Die Gezeichneten, Pelléas et Mélisande, Die Soldaten, Ariadne auf Naxos et Jeanne d’Arc]. Levente Páll, jeune basse très sonore, n’est pas en reste dans la partie de Mícha [lire nos chroniques de Tosca, Dantons Tod et Die Meistersinger von Nürnberg]. Et si nous aimons beaucoup la truie, ce n’est pas nier le beau chant de Pavol Breslik et la lumière salutaire de son Jeník.

Quel est donc cet animal miraculeux auquel on s’est si fidèlement attaché ? Tenue en laisse, la truie accompagne le gentil Wenzel talentueusement campé par Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, voilà la vraie bonne idée de David Bösch qu’il faut chaleureusement féliciter. Car vraiment, cette truie qui, emplie d’une rafraîchissante bonne volonté, renifle et furète, appréciant joyeusement friandises et câlins. Décidément, nous l’aimons beaucoup, cette brave truie ! Il serait injuste d’en rester sur un mot, tant la lecture de Wolf-Michael Storz, à la tête des Chor des Bayerischen Staatsoper (préparé par Sören Eckhoff) et du Bayerisches Staatsorchester est bien tenue. Après une Ouverture enlevée, leste et tonique, l’entrelacs d’airs et de danses bénéficie d’une baguette alerte et inspirée qui mène adroitement cette Fiancée vendue de malheur.

BB