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Chroniques
Antonio Salieri
Armida
Avant d’être le professeur de Beethoven et de Schubert, le legnagheso Antonio Salieri (1750-1825), dont la mémoire s’est trouvée maltraitée par Pouchkine dans son drame Mozart et Salieri (1830), largement récupéré par Miloš Forman (Amadeus, 1984), fut celui de Florian Gassmann à Venise puis de Gluck à Vienne. C’est à fréquenter les lignes de Marco Coltellini (1724-1777), protégé du fameux Métastase (Pietro Trapassi, 1698-1782) tant prisé par plusieurs générations de compositeurs, que le jeune Italien – qu’on me pardonne cet anachronisme… – écrivit Armida, son tout premier opera seria, créé avec grand succès à l’Altes Burgtheater viennois, le 2 juin 1771. Salieri – qui n’empoisonnera jamais qui que ce soit… ou alors discrètement (!) – n’avait alors que vingt-et-un ans.
Après avoir enregistré cette délicieuse farce lyrique qu’est La grotta di Trofonio (1785) [lire nos chroniques du CD et des représentations du 11 mars 2005 et du 20 novembre 2016], sous label Ambroisie, Christophe Rousset s’est attelé aux Danaïdes (1784) avec le Palazzetto Bru Zane, puis aux Horaces (1786) et à Tarare (1787) chez Aparté. Sa passion pour l’auteur du premier Falstaff (1799) de l’histoire de l’opéra [lire notre critique] se confirme avec la réalisation discographique de cette Armida dont les trois actes furent captés à la Philharmonie de Paris, au début de l’été covidé.
L’histoire de la magicienne Armide, on la connaît bien, pour ce qu’elle est tirée du Tasse et de sa Jérusalem délivrée (1581), source où puisèrent bien des opéras [lire nos chroniques d’Armida abbandonata de Jommelli, Armida al campo d’Egitto de Vivaldi, Rinaldo d’Händel à Cologne, Glyndebourne et Nantes, Armide de Lully à Versailles et à Nancy, Renaud de Sacchini, Armide de Gluck et Armida de Rossini]. Il suffira de préciser que Salieri s’en tient au minimum de quatre rôles : Armida, Rinaldo, Ismene et Ubaldo, e basta così. À la tête de ses Talens Lyriques, Rousset obéit avec ferveur au contraste constamment conjugué par l’œuvre, entre charmes alanguis et fougue démoniaque, tendu par la forme elle-même : avec des chœurs tendres, de très brefs récitatifs et des airs rares, dépourvus de da capo, l’Acte I est caractérisé par l’urgence.
La saine cohésion des artistes du Chœur de Chambre de Namur, préparés par Thibaut Lenaerts, frappe l’écoute dès les premiers pas. Deux solistes s’échangent la réplique, de la tentative de séduction jusqu’au casus belli : le baryton britannique Ashley Riches, qui prête un timbre robuste et un chant sûr à Ubaldo [lire nos chroniques d’Owen Wingrave et de La damnation de Faust], et le mezzo-soprano romain Teresa Iervolino, Ismene extrêmement souple, à la phonation évidente [lire nos chronique de Tamerlano, Lucrezia Borgia, La Cenerentola, Semiramide, L’equivoco stravagante, Betulia liberata et Ermione].
L’Acte II commence par un paisible duo d’amour entre Armide et son amant hébété, Renaud. Le compositeur a confié les deux rôles à des soprani dont les lignes s’entrelacent joliment. L’agilité de Florie Valiquette satisfait haut la main dans la partie du chevalier éperdu [lire nos chroniques du Postillon de Lonjumeau, d’A midsummer night's dream et du Stabat Mater d’Haydn], tandis qu’en Armide l’on retrouve la fulgurance vocale de Lenneke Ruiten, idéale pour le caractère comme pour la ligne de chant [lire nos chroniques d’Hamlet, Così fan tutte, Lucio Silla à Milan et à Bruxelles, Das Floß der Medusa et Der Freischütz]. Dans cette idylle l’ombre surgit bientôt, avec l’intrusion d’Ubaldo qui sème l’inquiétude. Et c’est dans le III que Lenneke Ruiten donne toute la mesure de son talent, dans la scène de sacrifice (Son questi i carmi possenti), l’air de désespoir (Mi tolga aimen la vita) et la fureur finale. Parce que la couleur vocale est expressive comme est étendu le registre, parce que l’art est parfaitement maîtrisé, la reine triomphe de cet enregistrement.
Au service du figuralisme (les zéphyrs favorables au départ des guerriers, par exemple) comme des affects et de la tragédie, Christophe Rousset signe une très belle gravure – et l’Armida de Salieri est une première au disque. À découvrir, donc !
KO