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Chroniques
Gioachino Rossini
Mosè in Egitto | Moïse en Égypte
S’éloignant des cinq farces de jeunesse écrites pour le Teatro San Moisé (Venise) au tout début des années dix du XIXe siècle – La cambiale di matrimonio (1810), L'inganno felice, La scala di seta, L'occasione fa il ladro (1812) et Il signor Bruschino (1813) –, Gioachino Rossini (1792-1868) termine la décennie la plus féconde de sa carrière à composer un large bouquet mêlant dramma per musica, tragedia lirica et azione tragico-sacra. C’est à ce dernier genre qu’appartient Mosè in Egitto, oratorio en trois actes adapté d’une tragédie de Francesco Ringhieri, L’Osiride (1760), par Andrea Leone Tottola, le futur librettiste d’Ermione (1819), La donna del lago (1819) et Zelmira (1822). Il est présenté pour la première fois le 5 mars 1818, un an après la réouverture d’un Teatro San Carlo (Naples) flambant neuf – un incendie l’avait détruit, une nuit de février 1816 –, avant d’être révisé pour sa présentation française (Moise et Pharaon ou Le passage de la mer Rouge, 1827), avec ballet obligé... Pour l’anecdote, rappelons que c’est grâce au contrat qui liait alors Rossini au directeur de l’institution que l’artiste trouva dans le lit de ce dernier le mezzo-soprano Isabella Colbran dont il fit son épouse, en 1822.
Avant d’aborder la mise en scène de l’ouvrage donné au Bregenzer Festspiele il y a quelques étés [lire notre chronique du 23 juillet 2017], une parenthèse semble utile sur la manière de présenter un fait sociopolitique depuis cent ans. Au début du XXe siècle, Albert Londres (1884-1932), multipliant les enquêtes sur le terrain, s’intéresse au sort de ceux qui n’intéressent personne, prisonniers de bagnes ou d’hôpitaux psychiatriques. Il fait ainsi évoluer la prise en charge des marginaux maltraités, ayant porté dans la plaie une plume altruiste et contestataire, avec une vision nette du métier : « je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses ». Mais l’époque change, et aux mots qui stimulent la raison individuelle succèdent les images qui flattent les passions collectives. Staline met fin à l’âge d’or du cinéma soviétique tandis qu’Hitler devient le héros filmé par Léna Riefenstahl (Le triomphe de la volonté, 1935). Une manipulation contrepèse une autre. Comme le relate David Colon dans son ouvrage Propagande (Belin/Himesis, 2019), le réalisateur Frank Capra – qui supervise la série Why We Fight (Pourquoi nous combattons), entre 1942 et 1945, à l'attention des soldats américains en partance pour la France – s’inspire activement de la commande du Führer : « Triumph des Willens ne tirait aucun coup de fusil, ne lâchait aucune bombe. Mais comme arme psychologique destinée à détruire la volonté de résistance, elle était tout aussi fatale » (in Hollywood Story, Ramsay, 1985). Aujourd’hui, la production d’images s’est démocratisée, si bien que la version officielle d’un événement peut facilement être contredite par l’usage citoyen d’un téléphone portable.
Pour accompagner l’esclavage puis l’exode des Hébreux, une Égypte somptuaire de carton-pâte n’aurait pas convenue à Lotte de Beer qui vise un cadre minimaliste et fait appel à la compagnie Hotel Modern. Fondé en 1997 à Rotterdam, ce collectif théâtral aime associer différents arts, comme le prouvent Herman Helle, Arlène Hoornweg et Pauline Kalker, en tenue de régisseur, filmant à vue de petites scénettes réalisées avec des marionnettes assez sommaires. Régulièrement, la maltraitance des dominés apparaît sur la surface d’une énorme géode – au centre d’une tournette, bien utile pour caractériser les moments intimistes –, douleur plus touchante que celles de figurants qu’on aurait enduit de sang. Par ce recours à l’artifice, un quasi-documentaire met en relief la question qui oppose Pharaon à ses courtisans – Moïse est-il un vrai prophète, ou juste un bon magicien ? Qui est rusé, qui est sincère ? – tout en témoignant d’une violence que les régimes totalitaires s’accordent à laisser dans l’ombre.
Un drame tragi-sacré n’étant pas un opéra, le récitatif domine la partition, porté par une distribution digne d’intérêt. Les soprani sont impressionnants, qui se nomment Mandy Fredrich (Amaltea), au chant sûr, agile et ferme, et Clarissa Costanzo (Elcia), au phrasé très nourri et évident. On aime aussi le mezzo-soprano sonore et vif de Dara Savinova (Amenofi). Chez les hommes, trois ténors : Taylan Reinhard (Mambre), un rien nasal, Matteo Macchioni (Aronne) au chant bien serti, directionnel et précis, ainsi que Sunnyboy Dladla (Osiride) dont le vibrato excessif ne doit pas faire oublier de précieuses qualités – couleur, lumière, nuance en voix mixte. Dans un registre plus grave, Andrew Foster-Williams (Faraone) s’avère sonore et juste, tandis que Goran Jurić (Mosè) se distingue par un beau legato, avec ampleur et douceur. Lukáš Vasilek a préparé le Pražský filharmonický sbor (Chœur philharmonique de Prague), tandis qu’Enrique Mazzola impose un agréable flux continu aux Wiener Symphoniker [lire notre entretien].
LB