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Chroniques
Michaël Levinas
La Passion selon Marc. Une Passion après Auschwitz
Commande de l’association Musique pour un temps présent, La Passion selon Marc. Une Passion après Auschwitz voit le jour à Lausanne, le 12 avril 2017, en l’Église Saint-François où la Radio Télévision Suisse et Arte placèrent leurs caméras. Michaël Levinas (né en 1949) a conçu cet oratorio, qui célèbre le demi-millénaire de la Réforme, avec en tête les mots de son père, le philosophe Emmanuel Levinas (1906-1995), détenu cinq ans au Stalag XI-B de Fallingbostel avant d’écrire sur l’altérité : « à la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme » (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijfoff, 1974).
Bien que d’une unité formelle strictement musicale, l’œuvre évoque un triptyque par la diversité des textes, choisis et découpés par le compositeur : des prières juives en araméen et en hébreu (’Hatzi Kaddish, El maleh rahamim), des extraits d’une Bible française du Moyen Âge central et deux poèmes de Paul Celan (1920-1970), Die Schleuse et Espenbaum.
Dans la première partie, Levinas développe « une écoute des spécificités polyphoniques synagogales des prières dites, dans cette langue bouleversée par les pleurs et les accents tragiques, celle en vigueur dans la prononciation ashkénaze, la langue de tous ceux qui ont péri dans les camps » (notice du DVD). La partie médiane garde une trace de la violence entre Jésus et ses juges, entre lui et ses disciples, ressentie à la lecture de Marc : « le français du XIIIe siècle et la structure des phrases voudraient faire entendre cette dissonance évangélique ». La dernière partie se fonde sur le souffle et le frissonnement chers à l’auteur d’Accords tremblés (2011), lorsqu’il aborde un idiome celanien toujours pleurant, car « c’est la langue allemande qui garde en mémoire le yiddish et l’hébreu de la synagogue du shtetl :la tierce tragique et désespérante du yzkor [souviens-toi] ».
L’une des caractéristiques d’une Passion est l’alternance de récits et d’actions, de véhémence et d’imploration. L’Ensemble vocal de Lausanne répond à cette exigence, autant que les solistes émérites réunis à l’avant-plan : les soprani Magali Léger et Marion Grange, le baryton Mathieu Dubroca et Guilhem Terrail, haute-contre d’une présence charnelle qui le distingue agréablement de bien des confrères angéliques.
Avec son titre hyperbolique, l'ouvrage n’annonce aucune résurrection, aucune rédemption : ici, une mère qui pleure son fils laisse place à un fils qui pleure sa mère – Levinas se souvient-il que la sienne aurait pu ne jamais le mettre au monde ? On avance sur des ruines, et Dieu voit ce que des hommes ont fait à d’autres hommes. Sous la responsabilité de Marc Kissóczy qui dirige l’Orchestre de Chambre de Lausanne, une musique austère et riche délivre ce message, comme une illustration de la croyance de Luther : « les notes donnent vie au texte ». La captation fluide et variée de Jean-Marc Chevillard nous immerge dans le propos, avec une attention particulière aux procédés qu’affectionnent le compositeur : chute de cymbale tournante, abouchage de cuivres (pavillon de trompette dans celui du cor), etc. [lire nos chroniques de Les nègres, La conférence des oiseaux, Quatuor n°2, Trois chansons pour la loterie Pierrot et Jean de la Grêle, Concerto pour un piano-espace n°2, La métamorphose, L’Amphithéâtre, Transir et Désinences, ainsi que nos critiques des CD Les nègres et La métamorphose].
LB