Chroniques

par bertrand bolognesi

Алеко | Aleko
opéra de Sergeï Rachmaninov (version de concert)

Vladimir Fedosseïev dirige le Philhar’
Salle Pleyel, Paris
- 24 novembre 2006
dessin de Chagall pour Aleko, le bref opéra de jeunesse de Rachmaninov
© dr | dessin de chagall pour aleko

Une fois n'est pas coutume : ce sont les premiers pas (ou presque, si l'on excepte quelques mouvements pour quatuor à cordes ; en revanche, on intégrera dans les pages importantes le Trio Elégiaque de 1892) d'un teenager que l'on entend ce soir, avec le Premier Concerto qui, bien que révisé plus tard, fut d'abord écrit par un Rachmaninov de dix-sept ans, et le bref opéra Aleko que la scène du Bolchoï créerait en 1893, à peine quelques semaines après le vingtième anniversaire du compositeur. On saluera l'excellente idée de programmer cette œuvre rare, outre les judicieux choix de distribution vocale qui en permirent une approche fidèle. Pour répondre aux exigences du concours final du Conservatoire, le jeune musicien utilisait un livret de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko adapté d'une pièce de Pouchkine, Les tsiganes.

Se révélant à plus d'un titre héritière des maîtres (Tchaïkovski, Moussorgski, Rimski-Korsakov) tout en s'inscrivant à sa manière dans l'époque, la partition réserve certaines bonnes surprises, malheureusement desservie par la conception relativement limitée deVladimir Fedosseïev au pupitre. Outre qu'elle reste circonscrite dans une carence de registres assez cuisante, sa lecture n’est guère soignée, hurlant systématiquement les tutti et laissant constater des attaques trop souvent approximatives. Cette déception ne mettra certes pas en question le travail des musiciens de l'Orchestre Philharmonique de Radio France. Qui se satisferait de deux Danses administrées sans esprit, tout juste traversées d'un intérêt vaguement folkloriste ou exotique (presque de la « musique de restaurant ») alors qu'à l'évidence, le thème farouche (contrebasses et violoncelles) de la seconde devrait participer à la tension du drame ? Il faut attendre l'Intermezzo, soit la onzième section d'un ouvrage qui en compte treize, pour que le chef commence d'entrevoir la possibilité de raconter quelque chose.

En revanche, nous trouvons là les voix idéales à chaque personnage, si ce n'est le rôle-titre qui gagnerait à être confié à une basse ayant de l'aigu plutôt qu'à un baryton ayant du grave. Egils Silins possède indéniablement les qualités expressives requises, un timbre attachant qu'il met au service d'une interprétation inspirée mais, pour Aleko, son registre bas manque de corps. Si Alexandra Durseneva est une Vieille Tsigane efficace, la voix de Viacheslav Pochapski se fait velours pour un Vieux Tsigane émouvant, comme en témoigne sa belle aria, magnifiquement menée. Livrant un phrasé toujours adroitement conduit dont le legato fascine, profitant de riches harmoniques et d'un timbre d'une capiteuse chaleur, convoquant un aigu facile qui s'intègre dans la ronde couleur de l'ensemble de sa tessiture, Maria Gavrilova donne une Zemfira d'une remarquable force dramatique dont elle libère l'expressivité dans la peine indignée du dénouement ; que de raffinement dans le pianissimo de sa mort ! Enfin, nous retrouvons l'excellent Andreï Dounaev en Jeune Tsigane, ce ténor à l'aigu lumineux, au chant souple, nuancé, sensible et intelligent qui faisait du Lenski d'Eugène Onéguine l'événement strasbourgeois de l'automne 2002.

Pour cette soirée, le Chœur de Radio France fut préparé par le Russe Vladislav Tchernouchenko. Bien qu'accusant quelques inégalités, notamment du côté des basses et des mezzos, la formation fait mouche dans la fugue de la dernière scène.

D'une tout autre tenue se montre l'exécution du Concerto pour piano et orchestre en fa dièse mineur Op.1 n°1, en préambule à l'opéra. Il semble que le chef s'y mette au service du soliste et que les instrumentistes s'appuient sur leur connaissance du répertoire, tout simplement. Les cordes en sont suaves dès après la rutilante introduction pianistique, les échanges de pupitres toujours impeccablement rendus, tandis qu'au basson Jean-François Duquesnoy livre un solo discrètement poétique, en répons à la mélodie un rien disloquée de l'Andante central. Au clavier, le Sibérien Denis Matsuev s'illustre par une prestation vertigineusement virtuose dont la grande machinerie technique fait forte impression. Très attaché dans les touches, son jeu renvoie directement à la fameuse comparaison de Liszt et Rubinstein par Hugo Wolf (Wiener Salonblatt, 6 avril 1884), toujours d'actualité lorsqu'on observe l'école russe de piano. Son approche des passages furieux s'avère néanmoins bel et bien lisztienne, dans une promptitude d'emportement assez étonnante. Force est de constater l'énorme pâte sonore dont le pianiste peut s'enorgueillir, un avantage certain lorsqu'il s'agit de se produire aux côtés d'un vaste orchestre, mais dont l'aspect « brut de décoffrage » n'est pas toujours bienvenu. Soufflé par le brio de cette festive et bondissante interprétation, on en regrettera cependant l'absence de poésie, le peu de couleurs et l’excessive pédalisation.

Dans les deux Préludes donnés en bis, Matsuev force moins le trait, nous gratifiant d'une approche plus raffinée. Au lecteur, signalons l'existence de Tribute to Horowitz, un disque fort intéressant paru chez RCA Red Seal (2004) qui rend fidèlement compte de la virtuosité du pianiste jouant Liszt – surprenante cadence personnelle de la Rhapsodie hongroise n°2, par exemple.

BB