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Centenaire Pierre Boulez – concert de clôture
Poésie pour pouvoir (1958) par Pierre Bleuse et Jean Deroyer
Il fut dense, ce quasi-festival qui s’est appelé 2025 Année Boulez ! Inauguré à la Philharmonie de Paris dès le 6 janvier par Pierre Bleuse à la tête l’Ensemble intercontemporain dans un programme qui réunissait Sonatine (1946), Messagesquisse (1977), Mémoriale (1985) et Répons (1985) avec le concours de l’Ircam [lire notre chronique], l’événement est clos ce soir à la Cité de la musique par les mêmes acteurs auxquels se joignent l’Orchestre du Conservatoire, un soprano et même un second chef.
Car Poésie pour pouvoir, œuvre que nous n’entendîmes jamais en salle, nécessite deux chefs pour coordonner trois orchestres et les interventions de l’électronique musicale – insatisfait de la réalisation technologique, le compositeur ne l’admit point en son catalogue : elle ne fut donc plus jouée depuis sa première le 19 octobre 1958, aux Donaueschinger Musiktage, sous les battues d’Hans Rosbaud et de Boulez aux pupitres du Sinfonieorchester des Südwestfunks Baden-Baden und Freiburg. Mais comment se fait-il qu’on la puisse jouer aujourd’hui, soixante-sept ans après sa création ? C’est grâce à la conviction de Laurent Bayle, président de 2025 Année Boulez, au regard de l’évolution des moyens techniques désormais à disposition, et à la complicité des ayants-droits du musicien, disparu en janvier 2016, que nous pouvons la découvrir – de même appréciions-nous, au printemps, la recréation de Polyphonie X [lire notre chronique du 26 mars 2025] –, ainsi qu’au grand travail de reconstitution réalisé par Marco Stroppa et Carlo Laurenzi à l’Ircam durant plus d’un an. Ainsi le centenaire s’enrichit-il d’opus nouveaux, qu’il s’agisse des pages pianistiques de jeunesse en cours d’édition pour l’occasion, de ces deux pièces de 1951 et 1958, ou encore de la Symphonie mécanique, étude pour bande née en 1955 aux studios de musique concrète de la RTF et conçue pour le court-métrage expérimental de Jean Mitry, qu’il y a deux jours, à l’Ircam, nous avons eu le plaisir d’écouter et de voir dans la version originale triple écran magnifiquement restaurée.
« J’ai maudit ton front ton ventre ta vie
[…]
Je rame…
[…]
Je rame
Sur un bandeau noir tes actions s’inscrivent
Sur le grand œil blanc d’un cheval borgne roule ton avenir »
En 1947, Henri Michaux écrivait Je rame puis À travers mers et désert, deux poèmes qu’il ne destinait d’abord pas vraiment à publication et dont pris connaissance l’artiste et critique d’art Michel Tapié de Céleyran, alors conseiller artistique de la Galerie René Drouin où il exposa les œuvres plastiques du poète belge. De cette rencontre naîtra, en 1949, un petit livre de vingt-huit pages, intitulé Poésie pour pouvoir, composé d’un dessin de Michaux, de plusieurs autres de Tapié et des poèmes. Réalisé par linogravure et édité en quarante-six exemplaires seulement, l’objet compte sept exemplaires hors-commerce sous coffret en teck avec criblure aléatoire de clous sur la couverture, ce qui rend chacun d’eux unique. « La force exceptionnellement opératoire de ce poème, jointe au fait de son élection unique, centrant justement sur ce texte toutes les intentions d’intervention de pouvoir de l’auteur, me donna une furieuse envie d’en faire une édition où je tenterais de forcer les usages du livre dans le même rapport d’échelle qu’Henri Michaux l’avait fait ici par rapport non pas seulement à la poésie, mais même […] à ses plus efficients exorcismes », dirait plus tard Tapié ; « un objet receleur de force supportant ce texte de sorte que sa vue, son contact, tant épidermique que musculaire, provoque l’expansion effective de cette force, puisque magie il y avait » (in Henri Michaux, Œuvres complètes, tome II, La Pléiade, Gallimard, 2001 ; notice de Raymond Bellour).
Dans la puissante violence incantatoire de Je rame – repris au printemps 1950 par Gallimard dans ses Cahiers puis assemblé à d’autres poèmes dans Face aux verrous, volume paru dans la Collection Blanche en 1954 –, le jeune Pierre Boulez (trente-trois ans) puisait la nourriture d’une partition incandescente, défendue ce soir par Pierre Bleuse et Jean Deroyer à la tête des deux formations citées, où il interrogeait déjà la spatialisation. « Le dispositif prévoit trois orchestres étagés sur des praticables […] ainsi que plusieurs générateurs, modulateurs et magnétophones, et vingt haut-parleurs répartis dans la salle afin de diffuser les sons préenregistrés sur bande magnétique », explique Christian Merlin (brochure de salle) ; « le poème fait office de jonction entre l’élément orchestral et l’élément électroacoustique. Ce dernier est de deux natures différentes : la lecture du texte […] par un récitant et des sons purement électroniques, avec oscillateur ». En 1958, Michel Bouquet avait prêté sa voix. Pour répondre à la commande faite par le Festival de Lucerne avec l’aide de l’Ernst von Siemens Musikstiftung, et selon l’initiative de Wolfgang Rihm (en 2021), Marco Stroppa et Carlo Laurenzi firent appel au comédien Yann Boudaud. Dans Proportions – sept pages dans la revue Polyphonie d’André Souris, rééditées dans Relevés d’apprenti (Seuil, 1966) – Boulez annonce dès 1948 : « Je pense que la musique doit être hystérie et envoûtement collectif, violemment actuels – suivant la direction d’Antonin Artaud ».
Ces envoûtements et hystéries revendiqués par Boulez, dans le sillage du Théâtre et la peste (in Le théâtre et son double, Gallimard, 1938), ne relèvent cependant ni d’un abandon à la possession ni d’un geste thérapeutique. Là où Artaud cherchait à retourner l’envoûtement contre lui-même par une intensification extrême du cri et du corps, et où Michaux inventait une poétique de l’exorcisme afin d’ouvrir des espaces respirables lors de l’invasion des forces obscures – « tenir en échec les puissances environnantes du monde », dit-il précisément dans la préface d’Épreuves, Exorcismes (Gallimard, 1945) –, le musicien opte pour un décisif entre-deux, celui de la ritualisation technique de l’envoûtement. La spatialisation, la dissociation des sources sonores et la coexistence du récitant et de l’électronique organisent une possession maîtrisée, distribuée, tenue à distance – non pour l’abolir, mais pour en faire un principe actif de composition.
Il va sans dire que découvrir en salle Poésie pour pouvoir n’a rien de commun avec l’abord que nous pûmes en avoir autrefois par l’écoute de l’enregistrement de la création, paru en 1990 sous label Col legno. De même que la Symphonie mécanique surprenait par une teneur proprement boulézienne (déjà des gestes de Dérives, par exemple, voire de Sur Incises), ce concert, où fuse l’élan de la Notation II, introduit, pour ainsi dire, à l’atelier du futur Répons, la préoccupation d’une électronique vivante, osons le terme, étant déjà au cœur du projet de 1958 dont nous pouvons logiquement considérer qu’il conduisit à l’invention de l’Ircam. L’impression principale est d’une clarté inouïe qu’il demeurait jusqu’à lors difficile d’imaginer. Toutefois, une seule écoute de ce vaste monument, qui convoque près d’une centaine d’instrumentistes, n’est pas assez. Était-ce impossible de jouer une seconde fois l’œuvre en fin de programme, comme cela put se faire par le passé avec d’autres créations, ici-même ? La logistique du concert s’en serait trouvée quelque peu bouleversée…
Au retour de l’entracte, nous retrouvons les Symphonies d’instruments à vents d’Igor Stravinsky (1947), une page chère à Boulez, ici donnée par Pierre Bleuse avec une vigueur certaine dont frappe surtout l’extrême souplesse et le soin de la couleur. La sonorité généreuse de cette interprétation se conjugue à une profondeur certaine, par-delà une ambition que déjouent par moments des attaques fragiles. Placé entre ce hiératisme et la densité tragique encore qui conclura la soirée, Ces belles années… (2022 ; création mondiale à Londres par Simon Rattle et le LSO, le 14 juin 2023) de Betsy Jolas prend allure d’intermède souriant, assumant pleinement son statut d’œuvre de célébration [lire nos chroniques de L’Ascension du Mont Ventoux, Plupart du temps, Iliade l’amour, Épisode sixième, Épisode huitième, Musique d’autres jours et A little Summer Suite, ainsi que notre recension des journées que le CNSMD de Paris lui dédiait en 2012]. Admirablement tenu, l’orchestration déploie un savoir-faire éprouvé, fait d’équilibres maîtrisés et de teintes minutieusement dosées, tandis que le soprano Tamara Bounazou [lire nos chroniques de Médée, Ariane et Barbe-Bleue puis I puritani], silhouette flamboyante à la présence volontiers théâtrale, multiplie vocalises, exclamations puis éclats de rire, relayés par les musiciens eux-mêmes en final. Conçu comme témoin d’une connivence, ce trait ultime suscite l’immédiate adhésion du public. Reste que, derrière tant d’efficace, l’écoute peine à percevoir quelque nécessité, l’anecdote, assumée dans « …la joie de ces beaux jours… » (poème de la compositrice), se substituait à tout choix esthétique.
Le concert s’achève avec „Dem Andenken eines Engels“ d’Alban Berg. En Diego Tosi, ce concerto trouve un interprète d’une justesse rare. Résistant comme aucun à la tentation démonstrative, le violoniste prodigue une lecture rigoureuse bien qu’intensément lyrique, mais tenue, presque intérieure, laissant affleurer l’émotion sans jamais l’exhiber. Loin d’affadir le discours, une telle réserve renforce au contraire sa portée, faisant entendre avec une troublante netteté l’entrelac du dodécaphonisme et des résurgences d’antan, jusqu’à l’apparition consolatrice du choral de Bach. Soutenu par un orchestre attentif, le soliste [lire nos chroniques du 3 décembre 2010, du 4 mars 2011, du 15 octobre 2019 et du 6 novembre 2021, ainsi que de son CD Boulez-Stravinsky] restitue la dimension profondément humaine de l’œuvre, rappelant qu’il ne s’agit pas d’un morceau de bravoure, mais d’une méditation fragile et bouleversante sur la perte et la mémoire.
Demeure l’idée d’une seconde exécution de Poésie pour pouvoir. Sans doute notre remarque relève-t-elle de l’utopie. Cela aurait pu consister à modifier le menu, comme suit :
Poésie pour pouvoir
premier entracte
Symphonies d’instruments à vent
Ces belles années…
„Dem Andenken eines Engels“
second entracte
Poésie pour pouvoir
Voire à le modifier de cette manière tout en l’allégeant de Stravinsky ou de Jolas, si vraiment des questions de durée entraient en jeu. Pour la seconde exécution de l’œuvre de Boulez, indispensable à s’en faire une impression véritable, il aurait encore été bien venu d’inviter les spectateurs à changer de place afin d’en favoriser une perception renouvelée par l’excitation ainsi suscitée. Utopie ? Pour Artaud, celle-ci n’est pas futur rassurant mais exigence immédiate – faire autrement, maintenant, ou alors ne rien faire du tout : c’est radical, et nous sommes bien évidemment fort contents d’avoir été là ! Dans l’univers michaldien – « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie » (Observations, in Passages, Gallimard, 1950) –, l’utopie, modeste voire clandestine, ne consiste pas en un plan mais en une échappée, un déplacement ponctuel : voilà qui résonne particulièrement avec notre désir. Quant à Boulez ? « Accepter les règles du jeu telles qu’elles sont, c’est déjà avoir perdu », affirme-t-il (Relevés d’apprentis, encore), préférant la subversion, soit l’utopie comme violence critique. Rejouer Poésie pour pouvoir en fin de programme aurait sans conteste relevé de ces utopies-là, au sens d’action comme une crise (Artaud), d’issues respirables (Michaux) et de vertueuse subversion (Boulez). « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » écrivait René Char (in Feuillets d’Hypnos, Gallimard, 1946)… Nous ne rêvons pas le concert autrement mais aurions souhaité l’entendre comme l’espace d’une plus intense prise de risque. Aurait-ce été bien raisonnable, vraiment ? C’est précisément parce que ce ne pourrait l’être qu’il fallait le faire.
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque
À te regarder, ils s’habitueront »
Char, toujours (même recueil)
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