Chroniques

par bertrand bolognesi

France et Finlande à la Belle Époque
récital du pianiste Kazumitsu Ujizawa

œuvres de Debussy, Fauré, Kokkonen, Madetoja, Palmgren et Sibelius
Petit Palais, Paris
- 14 décembre 2025

Ce moment s’inscrit dans un cadre bien plus vaste qu’un simple récital, puisqu’il prolonge le parcours de l’exposition actuellement consacrée à Pekka Halonen (1865-1933), figure majeure de la peinture finlandaise, à qui le Musée des beaux-arts de la ville de Paris offre, pour la première fois en France, une rétrospective d’envergure. Ainsi le Petit Palais explore-t-il une nouvelle fois, comme par le passé, l’univers d’un grand artiste étranger qui fit plusieurs séjours dans la capitale française à l’orée du siècle dernier. Élève de Paul Gauguin en 1893, Halonen forgeait un idéal artistique indissociable d’un engagement profond : chanter l’âme de son pays – grand-duché sous domination russe depuis de nombreuses décennies et qui n’accèderait à l’indépendance qu’en 1917 –, à travers ses paysages, ses traditions et un mode de vie en harmonie avec la nature. Depuis sa maison-atelier d’Halosenniemi, sur les rives du lac de Tuusula, en partie reconstituée pour cette exposition, il tente de saisir les saisons, et les variations de la lumière, comme le démontrent les toiles enneigées dont l’accrochage réserve toute une salle au visiteur. Nourrie par les avant-gardes parisiennes, l’œuvre picturale trouve un écho naturel dans un cycle de concerts.

Dans ce contexte prend place le récital de Kazumitsu Ujisawa, donné sur le grand Pleyel de l’auditorium, grâce à un partenariat avec l’École Normale de Musique de Paris Alfred Cortot. Né en 1999 à Takarazuka, ce musicien philippino-japonais joue du piano dès l’âge de six ans, tout en s’essayant au violon, au trombone et même au koto. Très tôt remarqué – en 2015, il est le plus jeune lauréat du concours VEGA de sa ville natale –, il entame une carrière de concertiste avant de poursuivre sa formation à l’Université des Arts de Tokyo, puis à Paris, au CNSMD, auprès de Roger Muraro, de Michel Dalberto et de Jonas Vitaud. Aujourd’hui membre du programme Élite de l’institut parisien cité plus haut, il conjugue une solide reconnaissance institutionnelle à une curiosité artistique affirmée, nourrie de nombreuses masterclasses et d’expériences scéniques dans des lieux et festivals prestigieux.

Ce rendez-vous d’après-midi est ouvert par la suite Pielavesi (1939) de Joonas Kokkonen, cycle de jeunesse déjà très abouti. Le Pleyel de l’auditorium du Petit Palais y révèle une sonorité de belle homogénéité, dotée d’aigu clair et d’un grave profond, que met hardiment en valeur la frappe de Kazumitsu Ujisawa. D’emblée frappent l’attention portée à la définition du son, à la couleur et à la précision des relevés de pédale. Les motifs obstinés, soigneusement détendus sans jamais se dissoudre, permettent d’opposer avec finesse les caractères des différentes pièces. L’inflexion contemplative d’Iltapilvia (Nuages du soir) prend même une coloration debussyste, tandis qu’Aamutuuli (Brise du matin) conclut dans un esprit plus follet, délicatement animé.

Avec la Barcarolle en sol bémol majeur op. 42 n°3 (1885) de Gabriel Fauré, l’approche se fait dansante, portée par des détachés-lourés nettement articulés. La lecture séduit par sa clarté et sa tenue, bien qu’elle laisse en suspens une part de gouaille et de lyrisme fin-de-siècle que cette page laisse attendre : une certaine retenue, presque une rigueur, qui, malgré l’indéniable aisance digitale, semble faire l’impasse d’un phrasé plus librement chantant.

De ce chassé-croisé franco-finlandais, la teneur nordique reprend avec Jean Sibelius, d’abord à travers l’Impromptu op. 5 n°5 (1893), abordé dans un élan rhapsodique et fervent. Le lien avec l’exposition affleurait ici naturellement : Pekka Halonen, dans l’entourage duquel la musique avait son mot à dire et qui a peint son propre frère violoniste en allégorie de cet art, a portraituré Sibelius, voisin de sa maison-atelier. Troisième des Dix Pièces Op.24 (1895-1903), le Caprice prolonge cette veine, page di bravura à la sécheresse piquée, évoquant tour à tour Liszt ou Albéniz, avant de laisser surgir un chant plus opulent où se mêlent Chopin et Grieg.

Moment plus intériorisé ensuite, avec Kuoleman puutarha Op. 41 n°1 (1921) de Leevi Madetoja. Le premier mouvement (Andante, Andantino), méditatif et recueilli, se déploie avec une générosité songeuse. Le second (Con moto), introduit par un récitatif énigmatique (Poco lento), s’anime d’une virevolte d’inspiration ethnique caractérisée, avant de sembler renouer, en fin de parcours, avec une forme de choral. La Berceuse finale ne sera pas jouée aujourd’hui. Les Pièces lyriques finlandaises Op.22 (1901-1904) de Selim Palmgren apportent une touche plus légère : Walzer aus Österbotten et Polska, fort brèves, affichent une inspiration folkloriste évidente, dans un esprit aimable et dansé, sans chercher à dépasser leur fonction de vignettes.

Il revient à Claude Debussy de clore ce salon musical. Les Deux arabesques (1891) montrent une souplesse d’articulation et une saine respiration dans l’Andante con moto ; l’Allegretto scherzando, en revanche, paraît légèrement mécanique, le martèlement prenant pas sur la poésie, ce qui rompt l’équilibre délicat instauré par la première pièce. Même réserve, accentuée, dans L’Isle joyeuse (1904) ! L’élan et la virtuosité demeurent indéniables, l’exécution brillante, mais au prix d’une certaine rudesse – davantage de moelleux n’eut point été de trop.

En bis, Kazumitsu Ujisawa offre deux pages de Chopin, dont la Mazurka Op.67 n°2 qui, sous ses doigts, bénéficie d’une belle tendresse, sévère et subtile.

BB