Chroniques

par bertrand bolognesi

Franz Welser-Möst et The Cleveland Orchestra
Jörg Widmann | Teufel Amor, création française

Salle Pleyel, Paris
- 21 septembre 2014
Franz Welser-Möst créée à Paris Teufel Amor de Jörg Widmann
© dr

La prestigieuse formation étatsunienne connaît une dernière fois le frimas si particulier d’une acoustique bientôt révoquée : pour deux soirs, le Cleveland Orchestra joue Brahms à la Salle Pleyel, avant de découvrir dans quelques mois les prouesses (promises) de la Philharmonie de Paris – cette rentrée prend des airs d’adieu, il faut bien le dire. Tandis que nous écoutions Händel sous d’autres cieux [lire notre chronique de la veille], Franz Welser-Möst ouvrait hier ce cycle bref avec la Symphonie en ut mineur Op.68 n°1 (1854-1876) et le Concerto pour violon en ré majeur Op.77 (1879) par Nikolaj Znaider dans la partie soliste. Faisant sonner l’orchestre seul, le programme de cet après-midi en laisse goûter tous les raffinements, rehaussés d’une mise en regard du temps brahmsien par la création française d’une œuvre d’aujourd’hui.

À la suite de sa création britannique du 8 septembre aux Proms de Londres, par les mêmes interprètes [qui la reprenaient à Berlin le 11, lors d’une soirée intégralement consacrée au compositeur – Con brio (2008, révision 2013), Flûte en suite (2011) et Lied (2003, révision 2009) – puis à Vienne le 16 et le lendemain à Linz], la première française de Teufel Amor, onzième opus de Jörg Widmann pour grand effectif, fut écrit en 2009, révisé deux ans plus tard puis créé par les Wiener Philharmoniker in loco, sous la battue d’Antonio Pappano, au printemps 2012. Comme souvent, le créateur bavarois intègre à son inventivité une réflexion sur l’histoire de la musique dont, par là même, il contredit subtilement la linéarité présumée. Se penchant sur les deux seuls vers qui nous restent d’un poème de Schiller – « Süßer Amor, verweile / im melodischen Flug » (doux amour habite l’envol mélodique) –, Widmann explore la riche contradiction amoureuse « incarnant les extrêmes du ciel et de l’abîme, du plaisir et de la souffrance, du paradis et de l’enfer […]. Ce fragment de Schiller a embrasé mon imagination ; sa conception du vol d’Amour comme une progression mélodique avec ses hauteurs et ses profondeurs m’a inspiré un hymne symphonique à la louange des merveilles de l’amour, jusqu’en son incarnation diabolique », précise-t-il.

Tubas, trombones et clarinettes basses grondent un sourd motif descendant de trois notes, tapi dans l’ombre. Le cuivre précieux d’un unisson de contrebasses s’y love en un savant relais de timbres. S’amorcent plusieurs élans qui demeurent fragmentaires où s’opposent crument les pupitres, dans une facture plus proche de Zimmermann (l’inquiétante songerie introductive du Concerto pour violoncelle de 1966, par exemple) que d’Henze. La pièce évolue en sollicitant beaucoup la petite harmonie dont nous saluons la remarquable prestation. L’extrême envahit l’écriture qui convoque volontiers les instruments au plus bas ou au plus haut de leur tessiture, quand elle n’en appelle pas à leur extrapolation « bruitiste ». La puissante énergie de l’amour réunit soudain tout l’équipage dans un large tutti généreusement lyrique dont Franz Welser-Möst a grand soin des équilibres (s’y perçoivent les moindres pizz’ et même les délicats traits de harpe). Le geste se radicalise dans l’essor avorté d’un mouvement de danse décuplant ses modulations sur une séquence très brève, mariant bientôt l’infante de Ravel au climax de la Dixième de Mahler – on entend la contemporanéité de l’opéra Babylon [lire notre chronique du 21 juillet 2013] et le souvenir de Messe [lire notre critique du CD]. Après une incursion postromantique à prendre au énième degré, une dense raréfaction, pour ainsi dire, encore traversée de parfums français (Debussy, Messiaen) vient, dans les souffles moribonds des flûtes, dissimuler l’amour toujours prêt à surgir. Teufel Amor est conclu par un bond final, esquisse enflammée qui laisse l’auditeur en rêver plus [la retransmission de ce programme est disponible sur le site de la BBC].

De part et d’autre de cette pièce, Welser-Möst impose un Brahms impératif et infiniment racé. La Tragische Ouvertüre Op 81 (1880) commence le concert avec une vivacité sainement entraînée, une légèreté dûment musclée cependant tendue d’un danger non formulé dont le suspens est maintenu avec génie. Le chef autrichien profite de la formidable clarté de ses musiciens (depuis treize ans, déjà), évitant l’empâtement des cordes au profit d’un fin dessin des bois. Tout au service du néo-classicisme avoué de Brahms, il donne enfin une Symphonie en ré majeur Op.76 n°2 (1877) fluide, d’une rigueur toujours gracieuse, hautaine peut-être – viennoise, assurément.

BB