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Sette minuti | Sept minutes
opéra de Giorgio Battistelli
Le festival annuel de l’Opéra national de Lyon, dont l’édition 2025 s’intitule Se saisir de l’avenir, met à son affiche Sette minuti de Giorgio Battistelli, six ans après sa création à Nancy en février 2019. Comme pour La forza del destino vue hier [lire notre chronique de la veille], le concept d’avenir s’impose dans l’ouvrage du compositeur italien [lire nos chroniques de Richard III et du Duc d’Albe], ceci à très court terme pour les ouvrières qui doivent faire un difficile choix qui décidera de leur avenir professionnel à plus long terme. Le sujet de Setteminuti est inspiré d’un fait réel, celui de la lutte du personnel de l’entreprise de lingerie féminine Lejaby en 2012 qui dénonçait les plans sociaux pour maintenir son activité – une action fortement médiatisée à l’époque. Le titre de l’opéra fait référence aux sept minutes auxquelles doivent renoncer ces ouvrières sur leur temps de pause journalier de quinze minutes, afin de maintenir l’emploi, selon les dires de la direction. L’écrivain Stefano Massini s’empare de l’événement via sa pièce de théâtre Sette minuti (traduite en français en 2018 par Carole Thibaut sous le titre À plates coutures !), un texte mis au point à partir d’interviews des ouvrières Lejaby. À noter également le film Sette minuti de Michele Placido, sorti en 2016.
La nouvelle production de Pauline Bayle rassemble dans le huis clos de l’usine les onze femmes du livret conçu par le compositeur. La scénographe Lisetta Buccellato [lire notre chronique de La traviata] a construit un vaste hall de caractère industriel mais sans machines, avec deux volées d’escaliers en fond de plateau. Deux extrémités de gaines de chaque côté de la scène crachent, en première partie, de fins rebuts de textiles qui s’amoncellent, au point de devoir les pousser vers le fond avec des balais. Plus précisément, ce sont d’abord neuf femmes qui s’alignent en avant-scène, occupées à coudre une banderole noire qui s’élève ensuite au-dessus des surtitres. On y lit COUDRE POUR EN DECOUDRE. Sylvie, la fille d’Odette, arrive peu après, les dix femmes attendant depuis trois heures Blanche, la représentante en discussion avec les cravates (la direction). Dans cette attente, elles se chamaillent sur leur âge, leur nationalité, leur qualification dans l’entreprise, entre employées et ouvrières, mais peuvent tout aussi bien jouer au football avec une grosse pelote de tissu. Les visages sont par instants projetés sur la paroi du fond, entre autres en gros plan sur les yeux.
Quand Blanche entre dans le hall, en haut de l’escalier, c’est pour délivrer une lettre que la direction adresse à chacune d’elles, notifiant le maintien de l’emploi à condition de rogner sur le temps de pause. Il est demandé au groupe de se décider dans un délai d’une heure. Au contraire de la plus expérimentée, Blanche (soixante-et-un ans) qui juge cette exigence comme un chantage, les dix autres femmes sont toutes favorables à accepter la modeste diminution du temps de pause si cela peut maintenir leur salaire, pour subvenir à leurs besoins vitaux. Le premier vote recueille dix voix pour et une voix contre. Mais Blanche développe ses arguments, expliquant que ces sept minutes représentent l’équivalent de six cents heures travaillées mensuelles par l’ensemble du personnel de la société (entreprise Picard et Roche, dans le livret). Les certitudes commencent à vaciller au deuxième vote : six pour, quatre contre et un bulletin nul, celui de Sophie qui l’a raturé. Un ultime tour, décisif, est nécessaire, dont le dépouillement donne cinq pour et autant de contre : le choix de Sophie devient déterminant lorsque le rideau tombe, laissant au spectateur une interprétation libre.
Du plateau vocal, il faut d’abord saluer l’ensemble du groupe, chaque femme amenant sa pierre à l’édifice avec beaucoup d’interventions individuelles plutôt courtes et peu de passages à plusieurs voix. Les tessitures s’étendent du contralto sombre et profond de Natascha Petrinsky (Blanche) [lire nos chroniques de The Tempest, La petite renarde rusée, Lady Macbeth de Mzensk, Káťa Kabanová à Bruxelles, Madrid et Lyon, Œdipe, Il tabarro, Suor Angelica, Gianni Schicchi, Lulu, Peer Gynt, Das Wunder der Heliane, L’ange de feu, Guerre et paix et Les bienveillantes] au soprano colorature d’Élisabeth Boudreault (Sophie, dix-neuf ans, la plus jeune du livret), capable de suraigus stratosphériques qui semblent plutôt faciles [lire nos chroniques des Nozze di Figaro et de Lakmé]. Le vibrato présent de Nicola Beller Carbone est bien en ligne avec le personnage d’Odette, cinquante-deux ans et la plus expérimentée après Blanche [lire nos chroniques de Salome, Der Zwerg, Die Soldaten et Otages]. En Rachel, Shakèd Bar, étant souffrante ce soir, joue le rôle en scène tandis qu’Eleonora Vacchi, présente à la création lorraine de 2019, le chante sur le côté. Giulia Scopelliti est une Agnieska bien sonore [lire nos chroniques d’Hérodiade, Die Frau ohne Schatten, Adriana Lecouvreur et La dame de pique], tout comme l’Arielle de Jenny Anne Flory [lire nos chroniques de Wozzeck et d’Il Turco in Italia]. Jenny Daviet (Mireille) [lire nos chroniques de Dido and Æneas, Pelléas et Mélisande et La princesse jaune], Eva Langeland Gjerde (Zoélie), Lara Lagni (Lorraine) [lire notre chronique de La cambiale di matrimonio], Anne-Marie Stanley (Mahtab) et Sophia Burgos (Sabine) complètent le groupe [lire notre chronique d’Once anything might have happened].
Miguel Pérez Iñesta est le grand maître d’œuvre du projet, assurant en fosse la qualité musicale et la bonne coordination avec le plateau [lire notre chronique du 17 novembre 2023]. La musique de Battistelli s’écoute avec facilité, une partition tonale le plus souvent, entre unissons des cordes et passages parfois plus grinçants, par exemple quand une femme désespérée évoque le suicide. Au cours de cette longue conversation en musique, quelques moments de silence sont ménagés – pour la lecture individuelle de la lettre par chaque femme, notamment –, ceci avant que des chœurs enregistrés reprennent, sur un rythme jazzy, une lecture faussement enjouée et, à vrai dire, cynique par les membres de la direction.
Le suspense reste entier, tandis que prennent feu les onze chaises, alignées sur la largeur du plateau. Malheureusement, Giorgio Battistelli, malade, n’a pu faire le déplacement pour les saluts, à l’issue de cette première lyonnaise.
IF